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Les Kôdè, un sous-groupe Baoulé à l’identité plurielle

I. Introduction : La Genèse et la Nuance d’un Sous-groupe

Le peuple baoulé, qui constitue l’un des plus grands groupes ethniques de Côte d’Ivoire, se distingue par une histoire migratoire riche et complexe. Appartenant à l’ensemble Akan, les Baoulé ont quitté l’Empire ashanti, situé sur le territoire de l’actuel Ghana, au XVIIIe siècle sous la conduite de leur reine Abla Pokou. La légende fondatrice, centrée sur le sacrifice d’un enfant pour traverser une rivière, a donné son nom au peuple, dérivé de l’expression « Ba-ouli » signifiant « l’enfant est mort ». Cette origine commune est le socle de l’identité baoulé, une histoire partagée qui lie tous ses sous-groupes, y compris les Kôdè.

Cependant, les Kôdè se distinguent par une perception paradoxale au sein de la communauté baoulé, certains les qualifiant de « faux baoulé ». Ce rapport d’expertise s’appuie sur une analyse des traditions orales et des données sociologiques pour démystifier cette qualification. L’examen ne se contente pas de réfuter l’étiquette, mais explore la manière dont les particularités historiques et sociales des Kôdè ont façonné une identité unique. Les Kôdè sont principalement localisés dans la région de Béoumi, un emplacement géographique déterminant, les mettant en contact direct avec des peuples non-Akan. La méthodologie combine l’étude des récits fondateurs (Abla Pokou, mythe d’Abraha Akpo) et l’analyse des pratiques sociales et économiques, afin de mettre en lumière les causes profondes de leur singularité.

II. Des Récits Fondateurs : Mythes, Migrations et l’Émergence d’une Identité

Le fondement de l’unité baoulé repose sur le sacrifice légendaire de la reine Abla Pokou. En pleine fuite de l’Empire ashanti, la reine aurait sacrifié son fils unique pour que son peuple puisse traverser une rivière en crue. Cet acte a scellé le destin et le nom du peuple. Les Kôdè, en tant que descendants de cette migration, partagent cette histoire fondatrice.

Le mythe d’Abraha Akpo marque le point de divergence. Présenté comme le frère d’Abla Pokou, il est au cœur de la création du sous-groupe. Après l’établissement initial, la reine Akoua Boni charge Abraha Akpo de mener une mission de conquête vers le Nord-Ouest pour soumettre les Gouro et les Wan. Le nom « Kôdè » dériverait de l’injonction baoulé « kon dè nan bla n’dè » : « va vite et reviens vite ».

Les troupes d’Abraha Akpo auraient chassé les Wan et les Gouro au-delà du Bandama, s’emparant d’un vaste territoire et faisant de nombreux prisonniers, dont une majorité de femmes. Ce contexte de conquête (et non de simple installation) explique des particularités socioculturelles : brassage, alliances matrimoniales, et adaptations institutionnelles pour intégrer femmes et enfants étrangers. D’où une identité distincte, souvent mal comprise.

III. Organisation Sociale et Politique : Une Singularité Kôdè

Chez la plupart des Akan, l’organisation sociale est matrilinéaire (filiation, succession et héritage par la lignée maternelle). Les Kôdè, eux, ont opéré une transition vers un système patrilinéaire, réponse pragmatique à leur contexte de fondation : captives et alliances avec Gouro et Wan, nécessité d’intégrer ces femmes et d’assurer la conservation des biens au sein du lignage paternel.

L’organisation politique s’est structurée autour de Béoumi, formant le « Nvlé kodè », entité autonome dirigée par son souverain, tout en restant sous l’autorité suprême du Walèbo. Malgré la primauté du patrilignage, une survivance du matrilignage persiste : l’oncle maternel conserve un droit in personam sur le fils de sa sœur — un modèle social hybride.

Comparaison des systèmes de filiation
Caractéristique Système Akan traditionnel Système Baoulé-Kôdè
Filiation et transmission Matrilinéaire Patrilinéaire
Héritage des biens Transmis par la lignée maternelle Transmis du père au fils
Rôle de l’oncle maternel Droit sur les enfants de sa sœur Conserve un droit in personam sur le fils de sa sœur

IV. Paysage Culturel et Spirituel : Un Héritage Emprunté et Adapté

Croyances : dieu créateur Nyamien Kpli (ou Anangaman), divinités secondaires (Assiè, Tanou), culte des mânes, outils de divination (N’gôhiman). Sociétés et danses sacrées comme l’Adjanou.

Syncrétisme : adoption/appropriation de masques des peuples conquis (ex. Goli d’origine wan), apprentissage des cultes et chants, diffusion dans tout le pays baoulé ; emprunts du Djè (Gouro), Gbôssô et Balifou (Sénoufo).

Artisanat : tissage du pagne baoulé — métier patrilinéaire lié à l’organisation sociale des Kôdè ; villages spécialisés (ex. Condéouro).

Masques emblématiques : origines et fonctions
Masque Origine Description & fonction
Goli Wan Masque sacré et de divertissement, adopté et propagé par les Kôdè. Défenseur contre les envahisseurs mystiques, protège le village et sert de médiateur entre les mondes.
Djè Gouro Danse de séduction pratiquée par les hommes ; culte organisé en confrérie d’initiés.
Kloh Ancien, ancestral Considéré comme l’aîné des masques ; sort au coucher du soleil ; associé au culte des ancêtres.
Kpan Wan (lignée du Goli) Représentation du féminin dans l’univers du Goli ; sort le septième jour des décès pour marquer la fin des funérailles.

V. Économie et Moyens de Subsistance : Entre Tradition et Modernité

Activités traditionnelles : chasse, cueillette, poterie (souvent féminine), ferronnerie (forgeron), et surtout tissage du pagne (transmis de père en fils).

Défis contemporains : hausse du coût des matières premières (ex. indigo), contrefaçons imprimées à bas prix, reconversion contrainte d’une partie des tisserands vers l’agriculture. Malgré l’IGP obtenue en 2023 pour le pagne baoulé, la protection reste insuffisante face au marché.

Activités économiques, contexte et défis
Activités économiques Contexte historique Défis actuels
Économie de subsistance Basée sur chasse, cueillette, élevage et artisanat spécialisé (ferronnerie, poterie). Moins répandue avec la monétisation et l’intégration au marché national et mondial.
Artisanat du pagne Tissage transmis de père en fils ; pilier économique et identitaire. Coût des intrants élevé + concurrence des contrefaçons → reconversion d’artisans.
Agriculture de rente Participation aux filières cacao/café, exportations majeures ivoiriennes. Revenus variables insuffisants pour soutenir des artisanats non rentables.

VI. Conclusion : Une Identité Forgée par l’Histoire et la Résilience

L’étiquette de « faux Baoulé » ne rend pas justice à la complexité historique des Kôdè. Leur trajectoire de conquête et d’assimilation a produit des adaptations sociales (patrilignage), religieuses (syncrétisme) et artistiques (adoption/propagation de masques) qui témoignent d’une résilience remarquable. Pour préserver cette identité, il est crucial de soutenir les traditions vivantes — notamment le tissage du pagne — via des leviers concrets : subventions, coopératives équitables, marchés de niche, et politiques alignées sur les réalités économiques locales.

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