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Yamoussoukro : Une tapisserie de vision politique, d’héritage baoulé et d’ambition nationale

I. Introduction : Une ville forgée par l’histoire et l’identité

Yamoussoukro n’est pas une simple capitale administrative ; elle se présente comme un artefact complexe et stratifié de l’histoire nationale de la Côte d’Ivoire, de ses ambitions politiques et de son identité culturelle profonde. Son plan d’urbanisme unique, caractérisé par des avenues larges et des monuments grandioses, contraste de manière saisissante avec son statut de capitale de facto et les traditions ancestrales du peuple Baoulé qui en constitue le cœur.

Le présent rapport déconstruit cette identité multifacette : motivations politiques et personnelles de sa fondation, tissu culturel baoulé, rôle tangible et symbolique de son architecture monumentale, puis lecture de sa réalité contemporaine. Au cœur, des dualités : capitale politique et « ville fantôme », symbole de paix universelle et expression d’un lignage spécifique, modernité étatique et héritage ancestral.

II. La genèse politique : D’un village au cœur de la nation

L’origine d’un nom : une fusion d’héritage local et d’influence coloniale

Le village, originellement N’Gokro, est rebaptisé Yamoussoukro en 1909 par l’administrateur français Simon Maurice, en hommage à la reine baoulé Yamousso, grande-tante de Félix Houphouët-Boigny. En baoulé, le suffixe kro signifie « village ». Premier geste qui élève une identité locale à une signification nationale.

La vision de Félix Houphouët-Boigny : père de la nation, fils de la terre

Né à Yamoussoukro au sein d’une lignée de chefs akouè, Houphouët-Boigny porte l’ambition de faire de son village natal le centre politique du pays. Dès 1964, il lance des plans urbains massifs, inspirés par Washington et un « nouvel Haussmann ».

Le transfert de la capitale : décret symbolique et héritage complexe

La loi du 21 mars 1983 transfère officiellement la capitale d’Abidjan à Yamoussoukro. Geste à la fois « don personnel », rééquilibrage territorial, et volonté d’immortaliser l’héritage du président fondateur.

Mais le transfert demeure inachevé : le cœur politico-économique reste à Abidjan. Problèmes fonciers, manque de volonté politique, chantiers majeurs à l’arrêt (ex. Assemblée nationale à Kpangbassou) nourrissent l’image d’une « capitale fantôme ».

Tableau 1 : Chronologie du développement de Yamoussoukro
Date Événement Description Source
1909 Renommage du village N’Gokro devient Yamoussoukro (hommage à la reine Yamousso).
1964 Plans d’urbanisme Lancement des aménagements par le président Houphouët-Boigny.
1978 Création de la commune Yamoussoukro devient commune de plein exercice.
1981 Premier maire KOUADIO Kouakou Martin élu premier maire.
21 mars 1983 Transfert de la capitale L’Assemblée nationale vote le transfert d’Abidjan à Yamoussoukro.
1985–1989 Construction de la Basilique Édification de Notre-Dame de la Paix.
1990 Inauguration Consécration par le Pape Jean-Paul II (10 septembre).
1993 Décès d’Houphouët-Boigny Le « père de la nation » s’éteint à Yamoussoukro.
1996 Création de l’INP-HB Fondation de l’Institut national polytechnique FHB.
2002 District autonome La loi n° 2002-44 crée le District de Yamoussoukro.
2012 Interruption du PSTCY Pause du programme spécial de transfert de la capitale.
2024 SDU mis à jour Remise du Schéma Directeur d’Urbanisme Yamoussoukro/Attiégouakro.

III. Le cœur baoulé : tradition et résilience

Un peuple forgé par le mythe et l’histoire

Le mythe de la reine Pokou (sacrifice fondateur, ba ou li « l’enfant est mort ») cimente l’unité baoulé. Il a aussi servi de référentiel politique, mobilisé pour justifier des prééminences historiques. Faire de Yamoussoukro la capitale prolonge ce récit dans l’espace national.

Expressions culturelles et formes d’art vivantes

Masques (Goli, Kôtou), statuettes (Blolo Bla, Blolo Bian), orfèvrerie : un art de portée mondiale. Le pagne baoulé (Baouwlé Tanni), tissé à Bomizambo et environs, se transmet en un apprentissage de sept ans. Un festival annuel du pagne en exprime la vitalité.

Le rôle persistant des chefs traditionnels

Conseil des Anciens et Chefferie coexistent avec mairie et sous-préfecture. Acteurs de médiation sociale, ils sont mobilisés pour des enjeux nationaux (réconciliation). Yamoussoukro est ainsi un creuset où héritage baoulé et modernité étatique se répondent (ex. lac aux caïmans, espace à la fois sacré et touristique).

IV. Le symbolisme monumental : architecture du pouvoir et de l’héritage

Palais présidentiel & Lac aux caïmans : fusion du pouvoir et de l’ancestral

Le Palais, édifié sur N’Gokro, incarne l’autorité d’État. Le lac voisin abrite des crocodiles nourris rituellement : « gardiens spirituels » dans la tradition baoulé, liant pouvoir politique et sacré.

Basilique Notre-Dame de la Paix : monument de foi et de contradiction

Inspirée de Saint-Pierre de Rome (1985–1989), consacrée en 1990, voulue comme « don personnel » et sanctuaire de paix. Sa monumentalité contraste avec une fréquentation modeste et des controverses sur le coût : symbole de la tension entre grandeur visionnaire et réalités locales.

Fondation & Grande Mosquée : dialogue et coexistence

La Fondation FHB pour la recherche de la paix (UNESCO) accueille rencontres et prix internationaux. La Grande Mosquée, en vis-à-vis de la Basilique, matérialise la tolérance religieuse prônée par le président.

Tableau 2 : Monuments majeurs et symbolisme stratifié
Monument Objectif architectural Symbolisme politique / religieux Lien Baoulé / fondateur Paradoxe / critique
Basilique Notre-Dame de la Paix Plus grande église chrétienne, inspirée de Saint-Pierre. Don présidentiel, sanctuaire pour la paix universelle. Vitrail représentant Houphouët-Boigny agenouillé. Gigantisme vs. faible fréquentation, projet contesté.
Palais présidentiel Siège et résidence du chef de l’État. Autorité et continuité de l’État. Édifié sur le site du village ancestral N’Gokro. Pouvoir centralisé qui n’a pas « migré » pleinement.
Lac aux caïmans Attraction touristique. « Gardiens spirituels » dans la tradition baoulé. Lieu sacré et touristique à la fois, parfois accidentogène.
Fondation FHB Centre de recherche et diplomatie (UNESCO). Promotion de la paix par le dialogue. Sommet de l’engagement politique du fondateur. Rayonnement mondial dans une capitale inachevée.
Grande Mosquée Lieu de culte musulman. Symbole de coexistence interreligieuse. Mise en scène urbaine du dialogue des croyances.

V. Une capitale de paradoxes : réalité face à l’ambition

Le récit de la « capitale fantôme »

Avenues immenses et peu fréquentées, chantiers inachevés, institutions toujours à Abidjan : le statut officiel contraste avec la réalité fonctionnelle. La mise à jour du SDU (2024) traduit une volonté de relance, mais le chemin reste long.

Dynamique socio-démographique

372 559 habitants (2021). Socle autochtone baoulé (multiples sous-groupes) et populations allogènes (Burkina Faso, Mali) au travail des plantations et du commerce informel. Paysage linguistique pluriel : baoulé, dioula véhiculaire, français, et langues ivoiriennes.

Urbanisation et défis futurs

Plan d’urbanisme singulier, mais étalement et pression foncière. Le gigantisme initial a généré un décalage socio-économique : Yamoussoukro est aujourd’hui havre de tranquillité plus que pôle moteur, miroir d’une ambition nationale en suspens.

Tableau 3 : Données comparatives – Yamoussoukro vs Abidjan
Caractéristique Yamoussoukro Abidjan
Statut officiel Capitale politique et administrative (depuis 1983) Capitale économique et de facto
Population (2021) 372 559 habitants Plus grande ville de Côte d’Ivoire
Institutions clés Sénat, Chambre des rois et chefs, Fondation FHB, INP-HB, Lycée scientifique Majorité des institutions nationales, siège des activités économiques
Activité économique Pêche, foresterie, parfums, artisanat, commerce informel Sièges d’entreprises, secteur financier, portuaire et industriel
Urbanisme Avenues larges, espaces boisés, plan personnalisé Mégalopole dense, congestion chronique

VI. Conclusion : l’héritage de Yamoussoukro

Yamoussoukro condense une ambition visionnaire et l’expression d’un ancrage baoulé vivant. Sa signification politique s’entrelace à ses racines culturelles – visibles dans ses monuments et ses traditions. Son inachèvement comme capitale pleinement opérationnelle révèle un paradoxe central de la construction nationale : tension entre modernité centralisatrice et forces locales résilientes.

Plus qu’un projet urbain inabouti, la ville demeure une métaphore de la nation, cherchant l’équilibre entre passé et avenir, local et mondial. Pôle touristique, laboratoire d’un patrimoine qui s’épanouit dans un cadre urbanistique singulier, Yamoussoukro témoigne de la façon dont l’identité d’un peuple peut façonner le destin d’une nation.

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