
Le baoulé est une langue africaine appartenant à la famille des langues Akan ou Tano central, parlée majoritairement en Côte d’Ivoire par l’ethnie baoulé. Ce peuple est principalement établi au centre du pays, dans des villes comme Bouaké et Yamoussoukro, s’étendant historiquement entre les fleuves Bandama et Comoé. La région connue sous le nom de « V Baoulé » est une étendue de savanes préforestières qui pénètre profondément dans les forêts denses du massif guinéen, sur près de deux cents kilomètres.
Malgré cette répartition géographique étendue et l’existence de plusieurs sous-groupes linguistiques, la langue baoulé se caractérise par une intercompréhension parfaite entre ses différents parlers. Cette homogénéité linguistique, en dépit de la dispersion territoriale du peuple baoulé sur une région significative en forme de « V » , met en lumière une cohésion historique et un échange culturel continu au sein de la communauté. La langue agit ainsi comme une force unificatrice puissante, assurant la continuité culturelle et une identité partagée à travers diverses localités, prévenant la fragmentation malgré les variations régionales.
Le baoulé est également une langue à ton , ce qui signifie que la signification des mots peut changer en fonction de la hauteur ou de la mélodie de la voix. Cette caractéristique est associée à l’utilisation de morphèmes grammaticaux spécifiques, tels que /jɛ/, /ni/, /kɛ/, /nga/, /mɛ̰/, et /ti/, qui remplissent diverses fonctions syntaxiques (comme coordonnants, complémenteurs ou introducteurs de propositions) mais sont souvent dépourvus de sens lorsqu’ils sont pris isolément. La nature tonale de la langue, combinée à l’emploi de ces marqueurs grammaticaux abstraits, révèle une grande sophistication linguistique où de subtiles variations phonétiques portent une part significative du sens, tandis que des marqueurs grammaticaux structurent une pensée complexe. Pour maîtriser cette langue, il ne suffit pas d’apprendre le vocabulaire et la syntaxe ; il faut également développer une oreille fine pour les distinctions tonales, qui peuvent modifier le sens et l’expression. Cette particularité fait du baoulé une langue riche mais exigeante pour les apprenants non natifs, soulignant l’intégration profonde de la forme linguistique avec l’expression culturelle.
Structure et Grammaire Simplifiée
La grammaire baoulé, bien que complexe dans ses nuances tonales et morphologiques, présente des structures syntaxiques fondamentales accessibles. L’ordre des mots dans une phrase déclarative simple est généralement Sujet-Verbe-Objet (SVO). Les adjectifs, quant à eux, sont toujours postposés au nom qu’ils qualifient, quelle que soit la construction de la phrase. De plus, les impératifs à la deuxième personne du singulier sont formés sans l’utilisation d’un pronom personnel sujet.
Au niveau morphologique, la forme minimale des adjectifs en baoulé est une structure Consonne-Voyelle (CV). L’existence de morphèmes grammaticaux comme /jɛ/, /ni/, /kɛ/, /nga/, /mɛ̰/, et /ti/, qui n’ont pas de sens isolément mais remplissent des rôles syntaxiques cruciaux , est une particularité notable. Ces éléments sont essentiels pour la construction de phrases complexes, agissant comme coordonnants, complémenteurs, ou introducteurs de propositions explicatives ou relatives.
La combinaison d’un ordre des mots strict et de l’utilisation de morphèmes sans signification lexicale propre pour des fonctions grammaticales spécifiques montre que la grammaire baoulé privilégie la précision structurelle. Cela implique un cadre cognitif où les relations grammaticales sont hautement abstraites et doivent être appréhendées par l’immersion et la reconnaissance de schémas, plutôt que par une traduction directe de mots individuels. Pour un non-linguiste, cela signifie que l’apprentissage du baoulé ne se limite pas à l’acquisition de vocabulaire, mais exige l’intériorisation d’une manière fondamentalement différente de construire le sens, ce qui atteste des chemins cognitifs uniques façonnés par cette langue.
Salutations et Formules de Politesse : Un Art de Vivre
Les salutations chez les Baoulé ne sont pas de simples échanges de politesse ; elles constituent une pratique de communication profondément significative, révélatrice du niveau d’éducation et de socialisation d’un individu au sein de la communauté. Elles sont perçues comme des rituels d’interaction fonctionnels et des marqueurs essentiels des bonnes manières.
La nature très structurée et dépendante du contexte des salutations baoulé révèle que la langue est un outil sophistiqué d’ingénierie sociale. Les échanges détaillés, liés aux moments de la journée et aux circonstances, servent à établir, renforcer et maintenir les liens sociaux, à manifester le respect et à assurer la cohésion communautaire. Cela signifie que saluer correctement est une performance d’intelligence sociale, où la maîtrise des nuances linguistiques et rituelles reflète une compréhension profonde et une adhésion aux valeurs de la communauté, en faisant un aspect critique de la socialisation et de l’identité au sein de la société baoulé.
Les salutations ordinaires sont étroitement liées aux trois moments principaux de la journée, symbolisant les étapes de la vie humaine : la naissance (le matin), la croissance (la mi-journée) et la mort (le soir).
Salutations Baoulé Courantes
| Moment de la Journée | Salutation du Visiteur (en Baoulé) |
Traduction (en Français) |
Réponse du Receveur (en Baoulé) |
Traduction (en Français) |
Contexte Culturel / Signification |
|---|---|---|---|---|---|
| Matin (Lever du jour) | Ahin o! | Le jour s’est levé, il est visible! | Arê o! | La fraîcheur est bien là! | Observation du jour nouveau, ouverture à l’échange et au bien-être collectif. |
| Échange de nouvelles (matin) | Yè N’glèmou? | Et ce matin ? | Alièh tchin, min bissa ahin | Le jour a éclos, je viens saluer | Confirme la bonne disposition du visiteur et initie le dialogue social. |
| Réponse de l’hôte (matin) | — | — | Nin ka tchin nin, yiè a toh yé | Le jour s’est levé, tu nous trouves bien | Hospitalité et réassurance sur l’état de la maisonnée. |
| Mi-journée (Soleil au zénith) | Antih o! | Le monde s’est ouvert, le soleil est au zénith | Anti o! | Oui, le soleil est bien sorti! | Reconnaissance de la chaleur et de la vitalité de la journée. |
| Échange de nouvelles (midi) | Éyuayi? | Et ce soleil ? | Éyuafi lih, yiè min bissa mantih | Le soleil brille, je viens saluer | Marque la vigueur du jour et la circulation des vivants. |
| Réponse de l’hôte (midi) | — | — | Éyuafi lih, yiè è tour yè | Le soleil brille, tu nous trouves en forme | Confirmation d’une vie harmonieuse sous le soleil. |
| Soir (Coucher du soleil) | Anou o! | C’est éteint ! | Awossi o! | C’est l’obscurité ! | Annonce la nuit, et l’entrée dans un moment de repos collectif. |
| Échange de nouvelles (soir) | Nessoua yi? | Et ce soir ? | Nika toh li nou yiè min bissa anou | Le temps s’est calmé, je viens saluer | Renouvelle le lien malgré l’entrée dans la nuit. |
| Réponse de l’hôte (soir) | — | — | Nika toh li nou, yiè è toh yè | Le temps s’est apaisé, tu nous trouves bien | Accueille la présence dans la tranquillité du soir. |
Le moment de la proposition de s’asseoir est également un signe d’hospitalité, avec des formules invariables comme « Yégouaassé » (Asseyons-nous) ou « Biawolè » (Il y a une place pour s’asseoir).
Des formules de circonstance spécifiques sont utilisées pour des situations particulières :
- Rencontre en chemin: « Ya yia o! » (Nous nous sommes rencontrés!) est prononcé par le premier villageois, la réponse étant adaptée à l’heure de la journée.
- Retour des champs: Ceux qui reviennent des champs saluent une personne masculine par « N’dja attransi o! » (ou « Djatransi o! »), une personne féminine par « M’mo attransi o! » (ou « Matransi o! »), et plusieurs personnes par « Djattransi, djattransi o! » et/ou « Matransi, matransi o! ». Ces expressions signifient « Tu es resté en place, assis. » La réponse est « Mô », signifiant « bon retour du travail ».
- Retour de voyage: Le voyageur salue selon l’heure (« Ahin » le matin, « Mantih » à midi, « Anou » le soir). La réponse usuelle est « Akwaba! » (Bienvenue parmi nous). Pour une longue absence, « N’vlèh! » est utilisé, exprimant la joie de revoir la personne.
Proverbes et Expressions Idiomatiques : La Sagesse Ancestrale
Les proverbes, appelés « nyanndra » en baoulé, sont bien plus que de simples dictons ; ils sont des paroles d’expérience et de sagesse populaire, utilisées pour résoudre les litiges, corriger les comportements, donner des conseils ou exprimer une pensée. Le « nyanndra » est un dicton ancestral, dont l’origine est souvent inconnue, qui a pour fonction d’embellir le discours, le rendant plus précieux, noble et authentique. Un discours sans proverbe est considéré comme « dénudé ». La maîtrise de la langue baoulé est intrinsèquement liée à la capacité d’utiliser les proverbes de manière efficace.
L’importance des proverbes est telle qu’ils sont principalement le domaine des anciens et des sages. Un jeune souhaitant utiliser un proverbe en public doit impérativement demander conseil aux aînés, sans quoi son propos manquerait de pertinence et de poids. Cette exigence souligne un système sophistiqué de préservation culturelle et de contrôle social intégré dans la pratique linguistique. Les proverbes ne sont pas une sagesse statique, mais des outils dynamiques qui renforcent la hiérarchie sociale, transmettent la mémoire collective et régulent subtilement les comportements en encodant des normes et des valeurs sociales complexes sous une forme mémorable et faisant autorité. Le fait qu’un discours sans proverbe soit « dénudé » révèle une valeur culturelle accordée à l’éloquence et à la profondeur, obtenues par l’intégration de la sagesse ancestrale.
Les Baoulé sont également connus pour leur usage d’un langage codé, notamment par le biais des proverbes, pour dissimuler leurs véritables sentiments ou exprimer une désapprobation de manière discrète.
Voici quelques exemples de proverbes populaires et leurs interprétations culturelles :
- « Awlɛn tralɛ’n yɛ ɔ yo ya- ɔ, sa bo wunlɛ’n ɔ yo-man ya » (C’est attraper cœur qui fait mal, voir en bas d’un problème ne fait pas mal) signifie « La patience est un chemin d’or ».
- « Sɛ a kpli ndɛn ndɛn’n, ɔ sia bla’n yo klanman tra ɔ yi » (Si tu te presses vite [te marier], ta belle-mère sera plus jolie que ta femme) exprime le regret qui découle d’un manque de patience.
- « A ni sui san nun nyansue bo-man ɔ » (Si tu marches avec l’éléphant, la rosée des champs ne va pas te mouiller) évoque la protection et la sécurité que l’on obtient en s’associant à une personne de pouvoir.
- « Quand tu tues le serpent, coupe lui la tête » incite à achever une tâche ou à aller au bout de ses idées.
- « Be fa’a be nyinma nnyɔn nia’an towa kunngba nun » (On ne prend pas les deux yeux pour regarder dans une gourde) est l’équivalent de « On ne pourchasse pas deux lièvres à la fois ».
- « Njin se min i wun kɛ ɔ yo fɛ » (Le sel ne se dit pas salé) est un conseil d’humilité, signifiant que les qualités d’une personne se manifestent par ses actes, et non par ses paroles.
- « Fama wunzin bɛ, bɛ wunzin fama » (La main droite lave la main gauche et vice-versa) promeut la solidarité et l’entraide.
- « L’épaule sert de supporte-bagages au même titre que celui qui la porte ».
La prévalence de proverbes mettant l’accent sur la patience, l’humilité, la solidarité et les conséquences des actions montre que les proverbes baoulé servent de boussole morale collective. Cela indique que la société traditionnelle baoulé valorise fortement l’autorégulation, l’harmonie communautaire et l’apprentissage par l’expérience, utilisant ces formes linguistiques concises pour inculquer des principes éthiques fondamentaux et guider les comportements sans recourir à des lois explicites. Les proverbes agissent comme un script culturel partagé, favorisant une compréhension collective du bien et du mal, et promouvant des comportements qui assurent la stabilité sociale et le bien-être individuel au sein de la communauté.
Les expressions idiomatiques baoulé sont également riches en sens figuré, créant des significations abstraites à partir de termes littéraux :
- « di blà » (manger femme) signifie « faire l’amour ».
- « bó sóma ̰̀ » (casser petit ami) signifie « avoir un petit ami » ou « être en relation ».
- « tá lwá » (planter semer) est une métaphore agricole signifiant « Plante! Sème! », utilisée pour inciter à comprendre les obligations et à s’attendre à une bonne récolte après l’entretien.
- « jàswá » (désigne l’homme) signifie « celui qui devrait s’attendre à porter une charge ».
- « blà » (désigne la femme) signifie « celle qui est extraite du corps de l’homme ».
- « ŋ̀ɡwa˛ ́-ɲa˛ ́ma˛ ̀ » (vie-corde) signifie « longévité ».
- « fìtá-si˛̰̂ » (souffler-feu) signifie « éventail ».
- « fjǎ-dí » (cacher-manger) signifie « boutique ».
L’utilisation d’expressions idiomatiques qui combinent des termes littéraux pour créer des significations abstraites met en évidence une tendance culturelle à conceptualiser des idées abstraites à travers des images concrètes, souvent métaphoriques, ancrées dans la vie quotidienne et l’expérience physique. Cela signifie que la vision du monde baoulé est profondément intégrée à leur réalité vécue, où la langue sert d’outil créatif pour relier le tangible et l’intangible, reflétant une compréhension holistique du monde.
Les Noms Baoulé : Un Reflet de l’Histoire et des Circonstances
Le système de nomination chez les Baoulé est complexe et profondément ancré dans leur culture. Traditionnellement, le nom de famille est patronymique, le père transmettant son prénom comme nom de famille à ses enfants, bien que cette pratique tende à disparaître avec l’état civil moderne. Les prénoms, quant à eux, sont déterminés par plusieurs facteurs significatifs.
Le système complexe de nomination baoulé, basé sur le jour de naissance, l’ordre de naissance et des circonstances spécifiques , révèle une croyance profonde dans le lien entre l’identité d’un individu, son destin et le contexte cosmique ou social de sa naissance. Cela signifie qu’un nom baoulé est bien plus qu’un simple identifiant ; c’est un récit, une prophétie et un lien avec des schémas ancestraux ou des attentes sociétales. Le processus de nomination lui-même devient un rituel qui confère à l’enfant un rôle social et spirituel spécifique dès la naissance, façonnant son caractère perçu et son potentiel chemin de vie au sein de la communauté.
Noms Baoulé selon le Jour de Naissance
| Jour en Français | Jour en Baoulé | Prénom Masculin | Prénom Féminin |
|---|---|---|---|
| Lundi | Kissié | Kouassi | Akissi |
| Mardi | Djolai | Kouadio | Adjoua (ou Adjo) |
| Mercredi | Mlan | Konan | Amenan (ou Amlan) |
| Jeudi | Wé | Kouakou | Ahou |
| Vendredi | Yah | Yao | Aya (ou Ya) |
| Samedi | Foué | Koffi | Affoué |
| Dimanche | Mon-nin | Kouamé (ou Kouamin) | Amoin (ou Amou) |
Outre le jour de naissance, l’ordre d’arrivée dans la fratrie influence également le prénom :
- Le troisième enfant de même sexe est souvent nommé N’guessan (ou Hissan).
- Le quatrième enfant de même sexe est N’dri.
- Le neuvième enfant d’une mère est N’goran.
- Le dixième enfant est Brou
- Le onzième est Loukou , et le douzième, N’gbin.
- Un enfant né après une succession d’au moins deux enfants du même sexe, mais étant lui-même de sexe différent, est appelé Kindôh
Les circonstances particulières entourant la naissance peuvent aussi déterminer le prénom :
- Atoumgbré est donné à un enfant né lorsque sa mère était hors de la maison.
- Ahoutou est un enfant né la tête tournée vers le sol.
- Les jumeaux sont nommés N’Da ; ils sont à la fois craints et honorés, car dotés de pouvoirs, et un autel leur est souvent dédié.
- L’enfant né après des jumeaux est Amani, considéré comme leur guide et partageant l’autel.
- N’Gonian est un prénom donné pour conjurer le mauvais sort, pour un enfant né dans le désespoir.
- Atiman désigne un enfant prématuré.
- Djaha ou Gbamlê sont des noms pour les rouquins, et Fri pour les albinos.
Ces conventions de nomination reflètent une vision du monde où l’essence d’un individu et sa trajectoire de vie potentielle sont intimement liées aux conditions de sa venue au monde. Un nom n’est pas seulement une étiquette, mais une encapsulation symbolique de la position unique de l’enfant au sein de la famille et du cosmos, pouvant influencer son caractère, sa santé et son destin social perçu. Ce système souligne un élément déterministe dans leur compréhension de l’identité, où les circonstances de naissance sont vues comme des indicateurs de qualités inhérentes ou de défis futurs, et où les rituels de nomination sont effectués pour harmoniser l’individu avec ces destins perçus.
La Langue, Gardienne de la Culture Baoulé
La langue baoulé est bien plus qu’un simple moyen de communication ; elle est le pilier central de l’identité et de la cohésion sociale du peuple baoulé. Sa structure tonale complexe, l’usage de morphèmes grammaticaux spécifiques, et ses règles syntaxiques précises témoignent d’une richesse linguistique qui façonne la pensée et l’expression. Les salutations élaborées, les proverbes empreints de sagesse ancestrale et les systèmes de nomination détaillés ne sont pas de simples conventions, mais des mécanismes profonds qui transmettent les valeurs culturelles, maintiennent l’ordre social et renforcent les liens communautaires. La langue baoulé, dans sa complexité et sa vitalité, demeure une gardienne essentielle de l’héritage culturel de ce peuple, assurant la continuité de ses traditions à travers les générations.




