HISTOIRE
La Reine Abla Pokou : Une Étude Détaillée entre Histoire, Légende et Identité Nationale

La Reine Abla Pokou, figure emblématique du XVIIIe siècle, se dresse comme une entité fascinante à la croisée de l’histoire documentée et du mythe fondateur. Reconnue comme la reine et la fondatrice du groupe ethnique Baoulé en Afrique de l’Ouest, spécifiquement sur le territoire de l’actuelle Côte d’Ivoire, son règne est généralement situé entre 1750 et 1760. Née aux alentours de 1730, son décès est également estimé vers 1760. Elle incarne une personnalité charnière, à la fois personnage historique ayant mené une migration cruciale et pilier d’une puissante légende qui donne son nom à tout un peuple.
Le contexte géographique et temporel de son épopée est intrinsèquement lié à l’Empire Ashanti, dont les Baoulé sont un sous-groupe du peuple Akan, originaires de l’actuel Ghana. Leur migration, sous la direction d’Abla Pokou, les a conduits à s’établir dans la région centrale de la Côte d’Ivoire, entre les fleuves Komoé et Bandama. Aujourd’hui, les Baoulé constituent environ 15 % de la population ivoirienne, ayant assimilé plusieurs tribus plus petites au fil des siècles.
L’étude approfondie de la Reine Abla Pokou est d’une importance capitale, car elle est vénérée non seulement comme une fondatrice et une cheffe sage, mais aussi comme un modèle de courage, de sacrifice et de leadership féminin. Son influence perdure dans la culture Baoulé contemporaine et elle est largement reconnue comme une figure nationale en Côte d’Ivoire. Son récit est au cœur de l’identité culturelle Baoulé, perpétué à travers la tradition orale, la littérature, le théâtre et les arts visuels. La figure d’Abla Pokou présente ainsi une double nature : elle est à la fois une figure historique dont les actions ont eu des conséquences tangibles et un mythe national activement construit et promu. Cette dualité exige une approche nuancée qui distingue les faits vérifiables des récits légendaires puissants, tout en reconnaissant la manière dont la légende fonctionne comme un pilier identitaire pour la nation ivoirienne.
I. Contexte Historique et Migration du Peuple Baoulé
La trajectoire d’Abla Pokou débute au sein de la royauté Ashanti, dans la ville de Kumasi, au Ghana actuel. Elle est née princesse, fille de Nyakou Kosiamoa, sœur de Dakon et nièce d’Osei Kofi Tutu I, co-fondateur du puissant Empire Ashanti. Sa lignée royale, directement liée à l’unificateur du royaume Ashanti, conférait à Abla Pokou un statut de leader légitime, un élément constamment souligné dans les récits.
Le XVIIIe siècle fut une période de turbulences pour l’Empire Ashanti. Après la mort d’Osei Tutu I, survenue vers 1717 ou 1712 , une guerre civile éclata, déclenchant un conflit de succession. La monarchie Ashanti était caractérisée par un système de succession dynastique alternée entre les maisons d’Osei Tutu et d’Opoku Ware, fortement influencé par la loi matrilinéaire. Cette loi, qui privilégie la lignée maternelle, était souvent une source de conflits dynastiques. Dans ce contexte, Opoku Ware I, un autre neveu d’Osei Tutu, sortit vainqueur de la lutte et accéda au trône.
Dakon, le frère d’Abla Pokou et un des prétendants au trône, fut tué au cours de cette lutte fratricide. La défaite de Dakon eut des conséquences immédiates et profondes pour Abla Pokou. Elle devint la cheffe d’un groupe dissident de l’Empire Ashanti, refusant de se soumettre au nouveau pouvoir, ce qui précipita la guerre et la nécessité de sa fuite. Le système de succession matrilinéaire, bien qu’il ait conféré à Abla Pokou un statut élevé en tant que membre de la famille royale, a également fait d’elle et de sa lignée des cibles directes lorsque leur faction a perdu la guerre de succession. Sa fuite n’était pas un simple désaccord entre factions, mais une conséquence directe et stratégique de la perte d’une lutte de pouvoir au sein d’un cadre de succession matrilinéaire très spécifique. Cela met en lumière la sophistication politique et les dynamiques de pouvoir complexes au sein des empires africains précoloniaux.
Craignant pour sa vie et celle de sa famille après la mort de Dakon, Abla Pokou prit la décision courageuse de conduire ses fidèles vers le nord-ouest. Ce fut un voyage long et ardu, à travers des terres hostiles et dangereuses, alors qu’ils étaient poursuivis par l’armée du nouveau roi. Des éclaireurs précédaient le groupe, attentifs au moindre signe de danger. Le fleuve Comoé se dressa comme un obstacle majeur et infranchissable, gonflé par les pluies hivernales et réputé habité par des esprits puissants.
Pour mieux appréhender le déroulement de ces événements fondateurs, la chronologie suivante présente les étapes clés de la vie d’Abla Pokou et de l’établissement du peuple Baoulé :
Tableau 1 : Chronologie Simplifiée des Événements Majeurs liés à la Reine Abla Pokou et au Peuple Baoulé
| Dates Approximatives | Événement | Signification |
|---|---|---|
| Début du XVIIIe siècle | Naissance d’Abla Pokou à Kumasi, Ghana | Princesse Ashanti, nièce d’Osei Tutu I |
| c. 1717 – 1722 | Mort d’Osei Tutu I et guerre de succession Ashanti | Déclenchement des conflits internes |
| c. 1720 – 1721 | Opoku Ware I établit son pouvoir | Victoire sur Dakon, frère d’Abla Pokou |
| c. 1750 | Début du règne d’Abla Pokou | Début de la migration et de la fondation Baoulé |
| c. 1750 – 1760 | Migration des Baoulé et sacrifice à la Comoé | Établissement du peuple Baoulé et origine du nom |
| c. 1760 | Mort d’Abla Pokou | Fin du règne de la reine fondatrice |
| c. 1730 – 1750 | Règne d’Akwa Boni (nièce d’Abla Pokou) | Poursuite de l’expansion et consolidation du royaume |
| c. 1790 | Mort d’Akwa Boni et fondation de Sakassou | Walèbo / Sakassou devient la capitale |
Il convient de noter que les dates de règne d’Akwa Boni (1730-1750) et d’Abla Pokou (1750-1760) dans certaines sources peuvent suggérer une possible confusion ou un chevauchement. Cependant, la plupart des récits indiquent qu’Akwa Boni succéda à Abla Pokou, ce qui implique que son règne aurait eu lieu après celui d’Abla Pokou. Cette nuance souligne la complexité des chronologies historiques africaines basées sur des sources diverses.

II. La Légende Fondatrice : Le Sacrifice et la Naissance du Nom « Baoulé »
Le moment le plus poignant et le plus central de l’histoire d’Abla Pokou est sans conteste la légende du sacrifice de son fils unique. Bloqués par le fleuve Comoé, réputé infranchissable, Abla Pokou et son peuple consultèrent leur prêtre ou devin pour obtenir un conseil. Le verdict fut terrible : un sacrifice d’enfant noble était nécessaire pour apaiser les esprits du fleuve et permettre le passage. Malgré l’immense douleur personnelle et la réticence de son peuple, Abla Pokou, dans un acte de leadership suprême, sacrifia son fils unique, un nourrisson (parfois décrit comme âgé de six mois ou trois ans), en le jetant dans les eaux tumultueuses. La légende veut qu’immédiatement après ce sacrifice, des hippopotames apparurent pour former un pont, ou que les eaux se retirèrent jusqu’aux genoux, permettant ainsi au peuple de traverser en toute sécurité.
Une fois de l’autre côté du fleuve, Abla Pokou, le cœur brisé mais le peuple sauvé, s’écria « Ba ouli » ou « Ba-ouli », ce qui signifie « l’enfant est mort ». Cet acte de sacrifice et ce cri de douleur donnèrent leur nom aux descendants de la reine et au peuple qu’elle avait conduit : les Baoulé. La capitale du peuple Baoulé, Sakassou, est également dite signifier « le lieu des funérailles » en souvenir de cet événement fondateur.
La légende d’Abla Pokou n’est pas un récit monolithique ; elle est riche de multiples versions et interprétations, tant orales qu’écrites. Le roman de Véronique Tadjo, Reine Pokou: Concerto pour un sacrifice (2005), est une œuvre littéraire majeure qui explore cette pluralité, lui valant le Grand prix littéraire d’Afrique noire. Les analyses académiques soulignent que cette légende a été adoptée comme le mythe fondateur de la nation ivoirienne, et est même promue dans les manuels d’histoire.
Les variations de la légende sont nombreuses et révèlent la nature dynamique de ce récit culturel. Certaines versions mettent l’accent sur la souffrance maternelle d’Abla Pokou (Mater Dolorosa), où elle s’écrie : « Aucun royaume ne vaut le sacrifice d’un enfant! », puis se jette dans le fleuve, se transformant en sirène cherchant vengeance. D’autres récits explorent un scénario où Pokou refuse le sacrifice, conduisant alors à la capture et à l’asservissement de son peuple. Une autre interprétation dépeint Abla Pokou comme sombrant dans une souffrance émotionnelle extrême après le sacrifice, perdant la raison et sa capacité à diriger. Certaines versions introduisent un conflit religieux ou une soif de pouvoir, avec l’apparition de Karim, le père musulman de l’enfant, qui s’oppose au sacrifice animiste, et des suggestions que l’ambition de Pokou aurait pu être un motif sous-jacent.
Des récits alternatifs du sacrifice existent également, suggérant que l’enfant sacrifié n’était pas nécessairement de lignée noble, mais un albinos (victime courante d’immolations), ou même qu’il s’agissait d’objets symboliques comme une tunique et un pagne tissé d’or. Une version rare propose le sacrifice de la nièce d’Abla Pokou, la fille d’Akwa Boni. Par ailleurs, certains sous-groupes Baoulé, tels que les Nzikpri, affirment avoir traversé la Comoé par leurs propres moyens, sans le sacrifice, soulignant ainsi leur autonomie par rapport à Abla Pokou et aux Warebo.
L’influence des versions écrites, notamment la transcription standardisée de Maurice Delafosse en 1900, a joué un rôle significatif dans l’uniformisation du mythe, parfois au détriment de la richesse des diverses traditions orales. Les questions rhétoriques employées dans l’œuvre de Tadjo remettent en question la véracité de la légende, interrogeant les divinités, la plausibilité des faits, la moralité des actions, et suggérant des interprétations symboliques, comme l’enfant représentant ce que le peuple tenait le plus cher.
La coexistence de ces nombreuses versions, souvent contradictoires, de la légende du sacrifice, ainsi que leur réinterprétation constante dans la littérature et l’art, indique que la légende d’Abla Pokou n’est pas un récit historique figé. Il s’agit plutôt d’un récit flexible et vivant qui remplit diverses fonctions culturelles, sociales et politiques. Son adaptabilité lui permet d’être réinterprétée pour refléter des préoccupations contemporaines ou pour affirmer des identités de groupe spécifiques. L’œuvre de Véronique Tadjo, en particulier, utilise cette fluidité pour provoquer une réflexion critique chez les Ivoiriens concernant l’identité nationale et les conflits sociopolitiques. Cela met en évidence la manière dont les mythes fondateurs, même ceux enracinés dans des événements historiques, sont activement construits et reconstruits au fil du temps pour servir les besoins et les agendas politiques évolutifs d’une société. Le « sacrifice » lui-même peut être interprété symboliquement, allant au-delà d’un événement littéral pour représenter les coûts profonds de la construction d’une nation ou du leadership, faisant de la légende un outil puissant pour le commentaire social et la formation de l’identité.
Pour illustrer la diversité des interprétations de cette légende fondamentale, le tableau suivant en présente une comparaison :
Tableau 2 : Comparaison des Interprétations de la Légende du Sacrifice d’Abla Pokou
| Type de Version / Interprétation | Éléments Clés / Résultat | Message / Fonction Implicite | Source Principale |
|---|---|---|---|
| Canonique / Traditionnelle | Sacrifice du fils, traversée miraculeuse, origine du nom « Baoulé ». | Héroïsme, sacrifice, fondation identitaire. | Tradition orale |
| Souffrance Maternelle (Mater Dolorosa) |
Abla Pokou se transforme en sirène, consumée par la douleur. | Critique du pouvoir, tragédie humaine. | Véronique Tadjo |
| Refus du Sacrifice | Pokou refuse le sacrifice ; le peuple est capturé. | Conséquences du refus du destin ou des esprits. | Véronique Tadjo |
| Souffrance Émotionnelle Extrême | Pokou sombre dans la folie après le sacrifice. | Coût psychologique du leadership féminin. | Véronique Tadjo |
| Version de Karim (Conflit religieux) |
Opposition du père musulman, conflit spirituel et politique. | Tensions entre croyances, critique du pouvoir personnel. | Véronique Tadjo |
| Sacrifices Alternatifs | Victime albinos, objets précieux, nièce ; diversité des versions. | Adaptabilité du mythe, réinterprétation rituelle. | F. Viti, C.-H. Perrot |
| Autonomie des Nzikpri | Traversée indépendante, sans sacrifice d’Abla Pokou. | Revendiquer une autonomie historique et identitaire. | F. Viti, traditions Nzikpri |
| Version Standardisée | Récit fixé par Maurice Delafosse, devenu la version « officielle ». | Construction d’une histoire unifiée, pouvoir colonial. | M. Delafosse |
III. Leadership et Établissement du Royaume Baoulé
Le rôle d’Abla Pokou dans la fondation de l’ethnie et du royaume Baoulé est incontestable. Elle est largement reconnue comme la reine et la fondatrice de ce groupe ethnique majeur en Côte d’Ivoire. Son leadership fut crucial pour guider son peuple vers l’ouest depuis le Ghana, à travers un voyage ardu, afin de s’établir dans la savane de l’actuelle Côte d’Ivoire. À leur arrivée sur le nouveau territoire, elle fut reconnue comme princesse en raison de sa lignée, puis devint reine, jetant ainsi les bases de ce qui deviendrait l’État Baoulé.
Les stratégies initiales d’établissement et d’organisation du peuple Baoulé après la migration furent essentielles pour leur survie et leur prospérité. Après avoir traversé la Comoé, Pokou et son peuple s’installèrent dans un mode de vie agricole dans la savane, marquant une transition vers la sédentarisation. Un aspect important de cette phase fut l’établissement d’une série d’alliances avec les tribus déjà présentes dans la région. Cette approche, privilégiant l’intégration pacifique plutôt qu’une pure conquête immédiate, fut une stratégie clé pour un groupe nouvellement arrivé et déplacé. Le peuple, désormais appelé Baoulé, fut encouragé à s’installer dans une « immense clairière verdoyante », symbolisant leur nouvelle terre d’accueil. Le mythe de l’exode, avec la Reine Abla Pokou en son cœur, met en évidence la place centrale de la femme dans la société baoulé dès ses origines.
Sous la direction d’Abla Pokou, le peuple Baoulé se développa en une communauté prospère et influente. Au fil des siècles, ils assimilèrent certaines tribus plus petites, consolidant ainsi leur position et devenant l’un des plus grands groupes ethniques de la Côte d’Ivoire moderne. Leur territoire s’étendit progressivement pour englober la zone entre les fleuves Komoé et Bandama.
Il est fondamental de distinguer le règne d’Abla Pokou de celui de sa nièce, Akwa Boni (également Akoua Boni), car les récits historiques et les traditions orales les confondent parfois. Abla Pokou mourut peu après la création du royaume Baoulé, vers 1760. Sa nièce, Akwa Boni, lui succéda sur le trône et régna de 1730 à 1750, bien que ces dates de règne puissent prêter à confusion avec celles d’Abla Pokou.
La distinction entre leurs rôles est cruciale pour une compréhension précise de la formation du royaume Baoulé. Abla Pokou a initié la phase fondatrice et de survie, menant son peuple à travers l’exode et assurant leur établissement initial sur de nouvelles terres. Akwa Boni, en revanche, mena des guerres de conquête pour étendre les limites du jeune royaume. C’est Akwa Boni, et non Abla Pokou, qui fonda l’établissement de Walèbo avec l’aide d’une partie du clan royal. Elle initia une politique de colonisation des terres, conduisant à l’occupation rapide de ce qui deviendrait l’État Baoulé, et créa des villages de défense autour de Walèbo pour sécuriser le territoire. Sakassou, l’actuelle capitale, fut renommée après l’inhumation d’Akwa Boni en ce lieu. Cette division du travail entre une phase de fondation et une phase d’expansion est essentielle pour comprendre le développement en deux étapes du jeune royaume Baoulé. La confusion entre leurs règnes dans la mémoire collective pourrait simplifier l’histoire des origines ou attribuer toutes les réalisations fondatrices à la figure principale de la légende, Abla Pokou.
L’organisation politique et sociale traditionnelle des Baoulé, un sous-groupe Akan, est caractérisée par une structure basée sur des chefferies et des conseils, où la consultation et le consensus jouent un rôle prépondérant. L’autorité centrale au niveau du village est incarnée par le Chef de Village (Nana), généralement issu de la famille royale ou des lignages dominants. Le Nana est responsable de la gestion des affaires internes, de la résolution des conflits et de la représentation du village à l’extérieur. Il est assisté par un Conseil des Anciens, composé des membres les plus respectés et expérimentés de la communauté, dont le rôle est crucial dans la prise de décision, garantissant que les intérêts de la communauté sont reflétés. Dans les villages plus importants, des Chefs de Quartier agissent comme intermédiaires. Des sociétés secrètes, telles que le Goli ou le Koumen, participent également à la gouvernance traditionnelle, aux cérémonies religieuses et au maintien de l’ordre social. Les principes directeurs de cette gouvernance sont le consensus, le respect des ancêtres et des traditions, et une décentralisation relative du pouvoir.
Bien que les principes matrilinéaires soient couramment associés aux Baoulé et aux Akan en général, notamment pour la succession royale , certaines sources suggèrent que l’application pratique de la matrilinéarité peut être plus complexe et parfois contredite dans la réalité quotidienne. Cependant, il est confirmé que le système matrilinéaire privilégie le fils de la sœur comme héritier de la famille. La société Baoulé est souvent décrite comme égalitaire, où chaque village conservait son indépendance et où même les esclaves participaient aux délibérations. Cette apparente complexité entre une structure matrilinéaire formelle et une pratique égalitaire ou décentralisée peut s’expliquer par une adaptation post-migration. Un groupe nouvellement établi et potentiellement dispersé a pu favoriser la cohésion et une large participation pour assurer sa survie et son établissement, plutôt qu’une hiérarchie rigide et centralisée. Le principe matrilinéaire a pu principalement régir la succession royale et l’identité lignagère, tandis que la gouvernance locale s’est montrée plus flexible et basée sur le consensus.
La légende d’Abla Pokou exerce une influence profonde sur l’identité culturelle Baoulé. Connue de tous les Baoulé, elle contribue fortement à leur conscience de leur originalité et de leur unité en tant qu’entité culturelle distincte. Le mythe de l’exode, avec Abla Pokou en son cœur, place la femme au centre de la société baoulé et de son récit fondateur. Le nom même de « Baoulé » est un héritage direct de son sacrifice, faisant de la légende un élément central et inaliénable de leur identité culturelle.
Les expressions artistiques du peuple Baoulé sont intrinsèquement liées à leur histoire et à la figure d’Abla Pokou. Les masques et statues Baoulé sont considérés comme des trésors de la culture africaine. Des sculptures de reines Baoulé, dont Abla Pokou, sont réalisées en bois avec des patines de libation, représentant des figures royales dont les proportions corporelles sont parfois mathématiquement dérivées pour renforcer la divinité de la caste dirigeante. Les masques Baoulé, tels que le Goli, sont souvent de forme ronde avec deux cornes, utilisés lors des célébrations de récolte et des visites de dignitaires. Il est intéressant de noter que le masque Goli a été emprunté aux peuples Gouro et Wan après 1900. L’art Baoulé inclut également des figures d’ancêtres, des statues de mère et enfant, et des statuettes protectrices.
Les textiles Baoulé, bien que distincts du Kente ghanéen, en sont influencés et présentent des motifs et des combinaisons de couleurs uniques qui reflètent les préférences esthétiques locales et les motifs culturels. Ces textiles ne sont pas de simples vêtements ; ils servent d’outils de communication, transmettant des messages, des récits historiques et des symboles protecteurs. La production de ces textiles implique une collaboration traditionnelle où les hommes tissent et les femmes préparent les fibres et teignent. La « veste Queen Pokou », réalisée en pagne traditionnel Baoulé, est un exemple contemporain de cet hommage artistique.
L’histoire d’Abla Pokou est également perpétuée à travers des traditions orales riches, des chants et des contes. Son récit est transmis de génération en génération, continuant d’influencer la culture Baoulé contemporaine. La littérature orale est un champ d’étude important en relation avec des œuvres comme
Reine Pokou de Véronique Tadjo. Les contes et légendes Baoulé sont régulièrement présentés lors des festivals dédiés à Abla Pokou. Des chants traditionnels baoulés et de la musique contemporaine sont intégrés dans les adaptations de l’œuvre de Tadjo. La tradition orale est dynamique, permettant des variations et des adaptations de l’histoire par les conteurs au fil du temps. Des proverbes, attribués à Abla Pokou, soulignent sa sagesse et sa prudence, comme l’adage : « Abla Pokou dit : si tes propos se répandent, c’est le fait des gens de ta maisonnée ».
La Reine Abla Pokou transcende son rôle historique pour devenir un symbole puissant de courage, de sacrifice et de leadership féminin à l’échelle de l’Afrique. Elle est vénérée comme une figure qui a incarné l’idée que les leaders doivent parfois faire des sacrifices personnels pour le bien de leur communauté. Son statut de « vraie Reine » qui s’est battue pour son peuple est souvent mis en avant, enseignant que le leadership est avant tout un service au bien-être collectif. Elle est affectueusement surnommée la « mère de tous les Baoulé ».
Sa représentation dans la littérature et le cinéma ivoiriens témoigne de son importance culturelle durable. En littérature, Reine Pokou: Concerto pour un sacrifice (2005) de Véronique Tadjo est une œuvre majeure qui explore les multiples facettes et interprétations de sa légende. Cette œuvre est même considérée comme une « subversion dialogique » du discours social ivoirien, invitant à une remise en question de la légende et de l’identité nationale face aux turbulences sociopolitiques contemporaines. D’autres auteurs, tels que Maximilien Quenum (
Légendes africaines) et J.N. Loucou et A. Ligier (La Reine Pokou), ont également contribué à la diffusion de son histoire. Au cinéma, le film d’animation ivoirien
Pokou, princesse Ashanti (2013) de N’ganza Herman et Kan Souffle s’inspire de sa vie légendaire. Son histoire est également adaptée pour le théâtre, avec des représentations inspirées du roman de Tadjo.
La commémoration d’Abla Pokou est également vivante à travers des festivals et événements culturels dédiés en Côte d’Ivoire. Le « Festival Abla Pokou » est un événement culturel, artistique, cultuel et touristique annuel qui se tient à Sakassou, la capitale du Royaume Baoulé. Ce festival a pour objectif de valoriser et de promouvoir l’héritage culturel Baoulé, unissant le peuple autour de cette figure commune et de ses valeurs. Le programme inclut des conférences publiques, des reconstitutions théâtrales de l’exode, des concours culinaires, des contes et légendes Baoulé (souvent traduits), un concours Miss Atôwlê, des danses traditionnelles (comme le Goli, l’Adjémlé, le Bédouo, le Gbôh), des concerts, des expositions artisanales et des visites de sites touristiques. Le thème du festival se concentre souvent sur « Abla Pokou, d’hier à aujourd’hui, femme battante et épanouie : Nation prospère! ».
Les interprétations académiques et les débats historiographiques autour de la figure d’Abla Pokou sont nombreux. Les études analysent la légende comme un mythe fondateur de la nation ivoirienne, examinant ses fonctions sociopolitiques. Des débats existent concernant l’exactitude historique du mythe, en particulier l’influence de la version écrite standardisée de Maurice Delafosse (1900) par rapport aux diverses traditions orales. Certains chercheurs, comme Timothy C. Weiskel, remettent en question la fiabilité de la tradition orale en tant que source historique, tandis que d’autres, comme Ute Luig et Jean-Noël Loucou, soulignent la valeur du mythe en tant que représentation historique. Le mythe est considéré comme un récit de construction nationale, utilisé dans le discours public (par exemple, par le président Houphouët-Boigny pour encourager le sacrifice pour le bien commun national) et figurant sur des timbres commémoratifs. Historiens et chercheurs s’engagent dans des colloques pluridisciplinaires pour explorer « Reine Pokou, de la légende à l’histoire ». La figure est également utilisée pour contester les récits colonialistes et promouvoir l’émancipation féminine.
La politisation et la nationalisation du mythe d’Abla Pokou sont des aspects significatifs de son héritage. L’adoption et la promotion délibérées de sa légende par l’État ivoirien, notamment dans les contextes éducatifs et politiques, témoignent d’un effort conscient pour forger une identité nationale unifiée à partir d’origines ethniques diverses. Ce processus transforme un mythe fondateur ethnique en un récit national partagé, exploitant les thèmes puissants du sacrifice, de la résilience et du leadership courageux à des fins civiques plus larges. La « subversion dialogique » par des auteurs comme Tadjo peut être interprétée comme une réponse critique à cette nationalisation, remettant en question sa fixité et invitant à des réflexions plus profondes, potentiellement plus inconfortables, sur l’identité nationale et les conflits passés. Cela démontre comment les figures historiques et leurs légendes associées ne sont pas statiques, mais sont continuellement réinterprétées et utilisées pour servir les agendas politiques, sociaux et culturels contemporains.
Conclusion
La Reine Abla Pokou demeure une figure fondatrice essentielle pour le peuple Baoulé et un puissant symbole national pour la Côte d’Ivoire. Son histoire, qu’elle soit vécue ou légendaire, incarne la résilience face à l’adversité, la profondeur du sacrifice pour le bien collectif et l’exemplarité d’un leadership féminin exceptionnel. Son héritage est profondément enraciné dans le tissu culturel ivoirien, influençant l’identité collective, les expressions artistiques et le discours contemporain.
L’étude détaillée de la Reine Abla Pokou révèle une interaction complexe et dynamique entre les événements historiques, les récits légendaires et la construction de l’identité nationale. Les faits de sa migration, déclenchée par des conflits de succession au sein de l’Empire Ashanti, s’entremêlent avec la légende puissante du sacrifice de son fils, créant un récit qui est continuellement réinterprété et utilisé pour façonner la mémoire collective. Cette adaptabilité du mythe permet de l’appliquer à des préoccupations sociétales contemporaines, démontrant sa pertinence durable. Les engagements académiques et artistiques continus avec son histoire soulignent non seulement sa signification historique, mais aussi sa capacité à inspirer et à provoquer la réflexion dans la société moderne.




