DOSSIERSTERRITOIRETribus

Rapport d’expertise sur le peuple Ahitou, sous-groupe du peuple Baoulé de Côte d’Ivoire

1. Introduction : L’ancrage des Ahitou dans le peuple Baoulé

Le peuple Baoulé est l’une des plus grandes ethnies de Côte d’Ivoire, appartenant au groupe plus vaste des Akan. Traditionnellement agriculteurs, les Baoulé vivent principalement au centre du pays, occupant la région en forme de « V » entre les fleuves Bandama et N’Zi. L’histoire de ce peuple est intrinsèquement liée à une grande migration depuis l’ancien royaume Ashanti, situé dans l’actuel Ghana, au début du XVIIIe siècle.   

Au sein de cette ethnie, les Ahitou (ou Aïtou) constituent un sous-groupe distinct, dont l’aire géographique principale se trouve dans la région du Bélier, plus précisément dans le département de Tiébissou. Ce rapport propose une analyse approfondie de ce sous-groupe, allant au-delà d’une simple description ethnographique. Il s’agit d’une exploration multidimensionnelle de la manière dont l’histoire, la structure sociale, les croyances, l’économie et les dynamiques contemporaines s’entremêlent pour définir l’identité Ahitou.   

2. Contexte Historique et Géographique

2.1. Les origines et la grande migration Akan (Baoulé)

L’origine du peuple Baoulé est fondatrice de son identité. Au début du XVIIIe siècle, des conflits de succession au sein du royaume Ashanti, suite à la mort du roi Osei Toutou, ont conduit la princesse Abla Pokou à émigrer clandestinement pour échapper aux persécutions de son cousin, Opokou Ware. Le récit oral rapporte que, pour traverser le fleuve Comoé en crue et semé d’embûches, Abla Pokou a dû sacrifier son fils unique au génie du fleuve. Après ce sacrifice, les fugitifs ont pu traverser en toute sécurité à dos d’hippopotames, et c’est en référence à ce geste que le groupe se nomma « Baoulé », signifiant « l’enfant est mort ».   

Cette légende n’est pas un simple conte historique, mais un mythe étiologique qui a des implications profondes pour la psyché du peuple. L’acte symbolique de la princesse Abla Pokou illustre la nécessité de sacrifices personnels extrêmes pour assurer la survie et la pérennité du groupe. Ce récit infuse un sentiment d’endurance et de résilience face à l’adversité, où une perte immense peut être considérée comme le prix de la continuité collective et de la prospérité. C’est un principe culturel qui sous-tend la forte cohésion sociale et la capacité d’adaptation du peuple Baoulé face aux défis qu’il a rencontrés et qu’il continue de rencontrer.

2.2. Le canton Ahitou : géographie, démographie et organisation tribale

Le peuple Ahitou est géographiquement ancré dans le département de Tiébissou, dans la région du Bélier, occupant la moitié est du département. Il coexiste avec le canton Nanafouè, qui, bien que moins vaste, se trouve dans la partie ouest. Cette division spatiale est un élément structurant de la dynamique locale.   

La démographie du canton Ahitou est significative. Selon le recensement général de la population et de l’habitat de 1998, le département de Tiébissou comptait environ 71 337 habitants, dont une écrasante majorité appartenait au canton Aïtou (54 427 habitants), tandis que le canton Nanafouè en comptait 12 910. Aujourd’hui, la population totale du département est estimée à au moins 100 000 habitants.   

Le canton Ahitou est subdivisé en huit tribus distinctes : Maounzi, Kpodjou, Yakpabo, Lomo, Kétéklé, Gbonan, Blowé et Angbavia. Cette structure tribale est l’unité de base de son organisation sociale. La répartition démographique met en évidence la prépondérance du canton Ahitou, ce qui peut influencer les dynamiques de pouvoir, la représentation politique et les interactions intercommunautaires.   

Données démographiques pour le département de Tiébissou (1998) Population
Population totale du département env. 71 337
Population du canton Aïtou 54 427
Population du canton Nanafouè 12 910

2.3. Les Ahitou face à la colonisation et aux conflits

L’histoire des Ahitou n’est pas exempte de conflits. La période coloniale a été marquée par des révoltes et des tensions, mais aussi par des collaborations stratégiques. Les Ahitou ont notamment apporté leur soutien à l’administrateur colonial Maurice Delafosse en 1899. Cette période a également été caractérisée par des dynamiques migratoires internes significatives. L’arrivée de réfugiés et de populations des savanes septentrionales, désignées sous le terme générique de « Kanga » (esclaves) par les Baoulé, a profondément modifié le tissu social et économique local.   

Cette historique de peuplement par des populations allogènes, souvent dans un contexte de domination ou de fuite, constitue une toile de fond pour les tensions contemporaines. Les conflits fonciers qui se manifestent aujourd’hui entre les communautés autochtones et allogènes ne sont pas de nouveaux phénomènes, mais la réactivation de dynamiques historiques profondes. Le manque de clarté sur le statut des terres, couplé à la pression démographique et aux dynamiques migratoires récentes, transforme ces vieilles rivalités en conflits ouverts, comme ceux impliquant l’INPHB ou les querelles entre villages voisins. Ces tensions mettent en évidence que les problématiques actuelles de cohésion sociale sont la conséquence de la convergence de facteurs historiques, économiques et politiques.   

3. Organisation Sociale et Politique Traditionnelle

3.1. Structure de la chefferie : du village au canton

La structure politique du peuple Baoulé est traditionnellement matriarcale, où les femmes peuvent être cheffes de village et où la succession au trône est ouverte à celles-ci. La gouvernance est pyramidale, avec des chefs de village, de canton, et un roi ou une reine qui s’exprime par l’intermédiaire d’un porte-parole. L’un des piliers de la cohésion inter-cantonale est le    

Toukpê, une alliance de plaisanterie qui unit les cantons Aïtou et Nanafouè, contribuant à maintenir l’harmonie sociale. La désignation du chef de la communauté Ahitou est basée sur le consensus.   

3.2. Le rôle sacré de la femme et les systèmes de parenté

Les droits des femmes sont considérés comme « sacrés » dans l’organisation politique baoulé. Un aspect particulièrement notable de l’organisation sociale est la coexistence de deux systèmes de parenté et d’héritage distincts, régis par le type de mariage.   

  • Le mariage des nobles (Agoua) : Ce type d’union est indissoluble et implique une rupture totale de la femme avec sa famille d’origine. Le système d’héritage est patrilinéaire, la succession se transmettant du père au fils.   
  • Le mariage de l’homme ordinaire : Plus simple, il permet à la femme de conserver ses liens avec sa famille. L’héritage est alors de type matrilinéaire, passant par le lignage féminin.   

Cette dichotomie n’est pas une contradiction, mais un mécanisme social raffiné. Le système patrilinéaire assure la consolidation du pouvoir et des titres au sein de l’élite dirigeante, favorisant la stabilité de la noblesse. Parallèlement, le système matrilinéaire pour la majorité de la population renforce la cohésion et les solidarités familiales. Cette structure démontre la capacité de la société traditionnelle à gérer la stratification sociale de manière codifiée, avec des pratiques distinctes pour différentes classes, garantissant à la fois la permanence du pouvoir et la vitalité des liens communautaires.

3.3. Défis de succession et de cohésion

Le canton Ahitou a été confronté à une crise de succession majeure. Depuis le décès de Nanan Brou Gnamien en 1954, le canton est resté sans chef, en raison de querelles opposant les tribus Angbavia et Lomo. Cette dispute, qui a duré près de 70 ans, révèle la déstabilisation des structures traditionnelles face aux pressions modernes.   

La résolution récente de ce conflit, avec l’installation en 2024 de Konan N’guessan Athanase, souligne une évolution du rôle des chefs traditionnels. Le nouveau chef a été explicitement appelé à se positionner « au-dessus des querelles partisanes » et à agir comme un « médiateur » au service de la paix et de la cohésion sociale pour l’ensemble de la ville de Tiébissou. Cette transformation du rôle de leader coutumier en un auxiliaire de la gouvernance étatique montre comment le pouvoir traditionnel est désormais coopté pour gérer des problèmes contemporains.   

4. Patrimoine Culturel et Spiritualité

4.1. Croyances et cosmologie : une triple réalité

La cosmologie Baoulé, et par extension celle des Ahitou, repose sur l’existence de trois réalités fondamentales : le domaine de Dieu (Niamien), le monde terrestre et l’au-delà (blôlô) où résident les esprits des ancêtres. Les Baoulé croient en un dieu créateur,    

Niamien, qui est intangible et inaccessible. Le dieu de la terre, Assiè, contrôle les hommes et les animaux, tandis que les esprits, ou Amuen, sont dotés de pouvoirs surnaturels.   

Un aspect particulièrement fascinant de cette spiritualité est la croyance aux conjoints spirituels, appelés blôlô bla (femme) et blôlô bian (homme). Ces êtres de l’au-delà sont souvent jaloux des relations terrestres de leur partenaire spirituel, et leurs effigies sont sculptées pour être apaisées par des offrandes.   

4.2. Rituels et pratiques religieuses traditionnelles

Les coutumes religieuses et rituelles des Ahitou sont fortement ancrées dans leur vie quotidienne. Le mercredi, par exemple, est un jour sacré où il est interdit de se rendre aux champs.   

Les danses traditionnelles jouent un rôle crucial, comme l’Adreba et le Kôtou, ce dernier étant dansé dans les régions de Tiébissou et Yamoussoukro. La danse du    

Goli, également pratiquée en pays Ahitou, est un exemple éloquent de la plasticité culturelle du peuple Baoulé. Cette danse a été empruntée aux voisins Wan et continue d’être pratiquée, les chants qui l’accompagnent demeurant en langue Wan. Cet échange culturel n’est pas un signe de dilution de l’identité, mais plutôt une preuve de sa vitalité et de sa capacité à s’enrichir au contact d’autres peuples. La culture Ahitou, loin d’être figée, est un héritage vivant qui se façonne par l’emprunt et la réappropriation d’éléments extérieurs, tissant un réseau complexe de liens historiques et culturels avec les ethnies voisines.   

4.3. L’artisanat et l’art baoulé-ahitou : symbolisme et transmission

L’artisanat occupe une place primordiale dans la vie sociale baoulé, notamment l’orfèvrerie et la sculpture. Les Ahitou sont reconnus comme d’excellents artisans, en particulier dans les régions de Yamoussoukro et Tiébissou.   

Le sculpteur Koffi Kouakou, originaire d’Ahitou-Kongonou , est une illustration parfaite de la manière dont la tradition et la modernité peuvent coexister dans l’art. Bien qu’il se déclare « Bossoniste », suivant la voie de ses ancêtres, il a commencé sa carrière en sculptant des répliques d’appareils électroniques et se concentre désormais sur des sculptures plus imposantes, notamment une série de robots. L’artiste ne se contente pas de reproduire les formes du passé ; il réinterprète sa spiritualité et son esthétique ancestrales à travers des formes contemporaines, créant un dialogue entre l’héritage Ahitou et la culture mondialisée. Le travail de Koffi Kouakou démontre que l’art Ahitou n’est pas un vestige figé du passé, mais un vecteur dynamique qui assure sa pertinence culturelle pour les générations futures.   

Le Tchewi Festival de Tiébissou est une autre manifestation de cette volonté de perpétuer la culture. Cet événement vise explicitement à préserver le patrimoine immatériel en encourageant les échanges intergénérationnels, permettant aux jeunes de découvrir les danses traditionnelles et les contes populaires auprès de leurs aînés.   

5. Dynamiques Économiques et Changements Contemporains

5.1. L’économie agricole et locale : fondements et défis

L’économie du département de Tiébissou, et par extension des Ahitou, est essentiellement agricole. Elle repose sur les cultures vivrières comme le riz, le manioc et l’igname, ainsi que sur des cultures de rente majeures pour l’économie nationale, notamment le café et l’anacarde. Le département de Tiébissou ne possède aucune industrie.   

Des efforts sont déployés pour moderniser le secteur. L’inauguration récente d’un marché local à Lomokankro vise à stimuler l’économie. Des coopératives, comme la COOPATI, regroupent des villages des cantons Aïtou et Nanafouè pour la commercialisation des produits agricoles. Ces initiatives visent à surmonter des problèmes structurels, comme le manque de fonds et de formation, et la mauvaise gestion, qui ont pu entraver les activités économiques dans le passé.  

5.2. Les pressions de la modernisation et les conflits fonciers

Le principal défi économique et social auquel sont confrontés les Ahitou est la question foncière. Les conflits sur les terres sont un problème récurrent dans la région. Ces tensions sont souvent exacerbées par le choc entre les droits fonciers coutumiers et les lois foncières modernes, ainsi que par les pressions démographiques et migratoires.   

Ces conflits ne sont pas de simples litiges de propriété ; ils sont l’expression visible de crises plus profondes. Les affrontements entre villages voisins, comme ceux entre Kondrobo et Konankro en 2018, et les disputes avec de grandes institutions étatiques, comme l’INPHB , révèlent un système où la terre est au cœur de l’identité, de l’économie et de la sécurité sociale. L’incapacité des autorités administratives à résoudre ces litiges peut fragiliser la légitimité des chefs traditionnels et la cohésion sociale, soulignant le décalage entre les systèmes de droit et de gouvernance traditionnels et modernes.  

6. Conclusion et Perspectives d’Avenir

Les Ahitou, en tant que sous-groupe du peuple Baoulé, sont un exemple de résilience et de complexité sociale. Leur identité est forgée par un mythe de fondation symbolique, une organisation sociale sophistiquée qui gère les inégalités par la codification des systèmes d’héritage, et une culture dynamique qui s’adapte et emprunte aux peuples voisins.

Cependant, comme de nombreuses communautés traditionnelles en Afrique, ils font face à des défis majeurs liés à la modernisation. La crise de succession dans la chefferie, la montée des conflits fonciers et la nécessité d’intégrer les traditions à un environnement en mutation sont des problématiques centrales.

L’évolution du rôle des chefs traditionnels, qui sont de plus en plus appelés à agir comme des médiateurs et des acteurs de la cohésion sociale, est un signe que les structures traditionnelles sont en train de se réinventer pour s’adapter aux défis de l’État moderne. De même, les initiatives culturelles, telles que le Tchewi Festival et l’art de sculpteurs comme Koffi Kouakou, montrent que les Ahitou ne cherchent pas à figer leur passé, mais à le faire vivre et le réinterpréter pour le rendre pertinent à l’avenir. Pour renforcer la résilience des Ahitou, il serait essentiel de soutenir ces mécanismes internes de résolution des conflits, de promouvoir des pratiques économiques qui respectent les droits coutumiers sur la terre, et de continuer à encourager les initiatives de transmission culturelle qui garantissent la continuité de leur riche patrimoine.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles Similaires

Close