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Le Peuple Ahaly : Une Étude Ethnographique Approfondie du Sous-groupe Baoulé en Côte d’Ivoire

Introduction : Définition, Contexte et Objectifs de l’Étude

Le peuple Baoulé est l’une des principales ethnies de Côte d’Ivoire, représentant environ 23 % de la population nationale, soit près de trois à quatre millions d’individus. Leur présence est principalement concentrée dans la région centrale du pays, autour des villes de Bouaké et de Yamoussoukro. En tant que membre du grand groupe Akan, leur histoire est intimement liée à celle de l’actuel Ghana. Les Baoulé sont arrivés en Côte d’Ivoire au XVIIIe siècle, après avoir fui le royaume Ashanti à la suite d’un conflit de succession qui a éclaté après la mort du roi Oseï Tutu en 1717.   

La migration historique a été menée par la reine Abla Pokou, une figure fondatrice dont le nom reste gravé dans la mémoire collective. La légende raconte que pour permettre à son peuple de traverser un fleuve, la reine aurait consenti au sacrifice de son fils unique, déclarant « ba ou li », ce qui signifie « l’enfant est mort ». C’est de cet événement tragique que serait né le nom de l’ethnie. Ce rapport se concentre sur l’un des sous-groupes de cette communauté, les Ahaly, dont l’ancrage géographique se situe de manière précise dans la sous-préfecture de Brobo. L’objectif est d’aller au-delà de cette simple localisation pour explorer en profondeur leur histoire complexe, leur organisation sociale, leurs pratiques culturelles et leurs dynamiques économiques actuelles. L’analyse se fonde sur une approche qui cherche à comprendre les mécanismes d’adaptation culturelle et sociale des Ahaly face aux influences extérieures et aux défis contemporains, tout en reconnaissant les particularismes qui les distinguent au sein de l’ethnie Baoulé.   

Partie I : L’Identité et le Territoire des Ahaly

Chapitre 1 : Positionnement Géographique et Démographique

Le peuple Ahaly est principalement établi dans la sous-préfecture de Brobo, une localité située à environ 24 kilomètres de Bouaké, au cœur de la région du Gbêkê. L’organisation traditionnelle de ce peuple est structurée autour d’un canton, dirigé par un chef coutumier, Nanan Aka Brou II. Ce canton comprend soixante-huit villages et quatre campements, bien qu’une autre source mentionne un dénombrement de 73 villages et 8 campements, ce qui pourrait indiquer une évolution démographique ou des variations dans la définition administrative du territoire.   

Le territoire des Ahaly est marqué par l’existence de localités spécifiques où se concentrent des activités particulières. C’est le cas des villages de Broukro, Konan-Suikro et Kouassi-Attinkro, qui sont explicitement identifiés comme des villages Ahaly et qui jouent un rôle central dans la production de céramique, une activité économique essentielle pour les femmes de la communauté. Cette identification précise des localités permet de mieux appréhender la répartition et l’organisation interne du sous-groupe.   

Chapitre 2 : La Question de l’Appartenance : Ahaly, Agba et Baoulé

L’identité Ahaly s’inscrit dans une structure hiérarchique complexe au sein du peuple Baoulé. Certaines sources classent directement les Ahaly comme un sous-groupe baoulé, au même titre que d’autres entités comme les Akouè, les Oualébo ou les Faafouès. D’autres sources, plus spécifiquement dédiées au peuple Agba, révèlent une affiliation plus nuancée : les Agba sont eux-mêmes un sous-groupe baoulé, et les Ahali (ou Ahaly) sont l’une des quatre tribus fondatrices de ce peuple, aux côtés des Assabou, des Monga et des Alanguira.   

Cette apparente dualité de classification peut s’interpréter non pas comme une contradiction, mais comme le reflet d’une identité stratifiée. D’une part, la désignation des Ahaly en tant que sous-groupe baoulé peut correspondre à une classification contemporaine, fondée sur leur ancrage géographique distinct dans le canton de Brobo. D’autre part, leur rôle en tant que tribu fondatrice des Agba révèle une structure historique et généalogique plus profonde. Cette double-appartenance suggère que le terme « Ahaly » fonctionne à la fois comme une identité de canton actuelle et comme un lignage historique au sein d’une entité plus large. En conséquence, l’étude adopte la perspective selon laquelle les Ahaly constituent une branche des Agba, qui est elle-même un sous-groupe des Baoulé, expliquant ainsi leur localisation spécifique tout en reconnaissant leur origine tribale plus ancienne.

Pour clarifier la géographie tribale et la spécificité de l’ancrage Ahaly, le tableau ci-dessous consolide les informations sur les sous-groupes Baoulé et leurs localisations.

Tableau : Sous-groupes Baoulé
Sous-groupe Baoulé Localisation géographique principale
Ahaly Sous-préfecture de Brobo
Agba Rive droite du fleuve N’Zi, entre Dimbokro et Bocanda
Akouè Région de Yamoussoukro
Oualébo Départements de Sakassou et Toumodi
Kodè Région de Béoumi
Faafouè Commune de Bouaké et sous-préfecture de Dimbokro
Elomoué Département de Tiassalé
N’gain Département de M’bahiakro

Partie II : Histoire et Dynamiques Socio-Politiques

Chapitre 3 : De la Migration à l’Établissement

L’histoire du peuple Baoulé, et par extension celle des Ahaly, débute avec la Confédération Ashanti dans l’actuel Ghana. Après un conflit de succession qui éclate en 1717, la reine Abla Pokou mène son peuple dans un exode massif vers l’ouest. Cette migration est une période de grande complexité, intégrant au sein des groupes ashanti en mouvement des éléments d’autres peuples, notamment les Denkyra.   

Une fois en terre ivoirienne, l’ancêtre du peuple Agba, Agba Kpli, qui faisait partie de la migration avec la reine Pokou, s’établit avec sa descendance. Ses quatre fils sont à l’origine des tribus fondatrices des Agba, Agba Alloko fondant la tribu Ahali. Les premières archives coloniales, datant des opérations de 1894-1895, décrivent les Agba comme un peuple combatif et résistant à la colonisation. Un groupe spécifique, les Agba Satiahiri, est même considéré comme le plus hostile des Baoulé, leur agressivité ne se dirigeant pas uniquement contre les forces coloniales, mais aussi contre les groupes voisins qui se sont soumis, tels que les N’Zikpri, les Aïtou et les Faafoué. Ce caractère belliqueux a façonné leur réputation et leurs interactions avec les peuples alentour.   

Chapitre 4 : Organisation Sociale, Filiation et Pouvoir

Le système de filiation traditionnel des Baoulé, en tant que peuple Akan, est majoritairement matrilinéaire. Cela signifie que la filiation et l’héritage se transmettent par la lignée maternelle, une norme culturelle bien établie dans la région. Cependant, cette structure n’est pas monolithique et connaît des particularismes remarquables.   

Un exemple frappant de cette fluidité sociale est celui du sous-groupe Baoulé-Kodè, dont le fondateur est un proche parent de la reine Abla Pokou et qui est lié aux Walèbo. En raison de leurs contacts et de leurs mariages avec des peuples non-Akan, tels que les Gouro et les Ouan, au cours de leurs conquêtes, les Kodè ont adopté un système de filiation patrilinéaire. Cette divergence par rapport à la norme Akan ne doit pas être perçue comme une simple exception, mais comme la manifestation d’un processus d’adaptation pragmatique. La structure sociale Baoulé, loin d’être rigide, s’ajuste en fonction des circonstances historiques et des interactions avec les peuples voisins. Le passé belliqueux des Ahaly et leurs confrontations avec d’autres groupes suggèrent qu’ils ont pu connaître des dynamiques d’intégration et des ajustements similaires, ce qui rend l’étude de l’ethnie Baoulé bien plus complexe qu’une simple catégorisation unique.  

Tableau 2 : Comparaison des systèmes de filiation chez les Baoulé
Caractéristique Système Akan traditionnel (Baoulé classique) Système particulier (ex : Baoulé-Kodè)
Type de filiation Matrilinéaire Patrilinéaire
Transmission L’héritage se transmet par la lignée maternelle. L’enfant appartient au lignage paternel.
Facteurs d’influence Norme du grand groupe Akan, déjà présente chez les Ashanti. Brassage humain et mariages avec des groupes non-Akan (Gouro, Ouan) après des conquêtes territoriales.

Sur le plan politique moderne, le canton Ahaly conserve une structure traditionnelle forte, tout en s’intégrant dans le cadre étatique. Le chef du canton, Nanan Aka Brou II, assume des responsabilités contemporaines, telles que l’alerte sur la grave pénurie d’eau à Brobo, démontrant le rôle persistant des autorités coutumières dans les affaires publiques. L’intégration des chefs traditionnels dans la constitution ivoirienne de 2016 est un signe de cette reconnaissance et de leur rôle continu en tant que gardiens de l’identité culturelle et de la cohésion sociale. 

Partie III : Culture, Croyances et Rites de Passage

Chapitre 5 : Spiritualité et Expressions du Sacré

La spiritualité Baoulé, telle que décrite dans les traditions, repose sur un panthéon de trois réalités distinctes : le domaine du Dieu créateur, Nyamien, qui est intangible et inaccessible ; le monde terrestre, qui inclut les humains, les animaux et les plantes, ainsi que des êtres surnaturels dotés de grands pouvoirs ; et l’au-delà, le blôlô, où résident les âmes des ancêtres.   

Une spécificité notable dans cette cosmologie est la pratique du totémisme chez les Ahaly-Sakiaré. Contrairement à la notion plus répandue d’un guide spirituel personnel, le totem chez ce sous-groupe est avant tout un interdit dont l’observance s’impose aux individus. Ces interdictions, souvent alimentaires, ne sont pas de simples croyances, mais constituent un système de règles sociales et morales. En s’abstenant de consommer certains aliments ou d’agir d’une certaine manière, les membres de la communauté renforcent leur identité de groupe et leur cohésion, tout en contribuant potentiellement à la régulation écologique et à la préservation des espèces. L’approche Ahaly du sacré est donc intrinsèquement liée à l’organisation pratique de la vie sociale, transformant la spiritualité en un cadre fonctionnel de conduite communautaire. 

Le paysage religieux en Côte d’Ivoire est marqué par une grande diversité, avec l’islam et le christianisme coexistant avec les religions traditionnelles. Selon le recensement de 2021, les musulmans représentent 42,5 % de la population, les chrétiens 39,8 % et les adeptes des religions traditionnelles 2,2 %. Un phénomène courant est le syncrétisme, où les croyances ancestrales se mélangent aux pratiques de ces religions mondiales.  

Chapitre 6 : Rites de Passage et Art

Le rite de l’Atovlê est un exemple de la richesse culturelle baoulé. C’est une cérémonie de passage destinée aux jeunes filles qui ont eu leurs premières règles. La tradition se déroule en quatre étapes distinctes : le baptême, le lavage, le jeu ou N’dolo, et enfin le repas et les présents. Chaque étape constitue une épreuve pour l’adolescente, qui reçoit un soutien moral et psychologique de la part des femmes aînées. L’habillement, composé de perles, de tissu blanc et de parures spécifiques, souligne l’importance symbolique et esthétique de la transition vers l’âge adulte.   

L’art est une autre composante essentielle de la culture baoulé. Les Baoulé sont réputés pour la qualité de leurs masques et statuettes, qui diffèrent selon les sous-groupes. Les statuettes produites par les Agba sont par exemple reconnues pour leur « douceur et leur sérénité », contrastant avec les styles plus « agressifs » des masques des peuples Ayou et Nanafoué. Une illustration parfaite du dynamisme culturel baoulé est l’histoire du masque Goli. Bien qu’il soit aujourd’hui considéré comme l’un des masques les plus emblématiques des Baoulé, il a en réalité été emprunté au peuple Wan. L’adoption de ce masque entre 1900 et 1910, potentiellement en réaction à l’agitation causée par le colonialisme, démontre que la culture Baoulé n’est pas figée. Elle évolue et s’enrichit constamment en s’inspirant des traditions de ses voisins, adaptant et assimilant de nouvelles formes d’expression.   

Partie IV : Économie et Enjeux Contemporains

Chapitre 7 : De l’Agriculture à l’Autonomisation Économique

Traditionnellement, l’économie baoulé était fortement axée sur l’agriculture. Le XXe siècle a vu une intensification des migrations de populations baoulé vers les zones forestières pour la culture de rente du café et du cacao, développant une « mentalité cacaoyère ». Cependant, l’effondrement des prix de ces matières premières a contraint les agriculteurs à se diversifier. Dans la sous-préfecture de Dimbokro par exemple, la culture de l’igname a pris une place prépondérante, occupant jusqu’à 80 % des terres cultivées. Cette transition vers des cultures vivrières a toutefois eu des conséquences environnementales, l’agriculture sur brûlis utilisée pour l’igname entravant la régénération des forêts.  

Un autre aspect de la résilience économique Ahaly est l’activité artisanale de la céramique, particulièrement à Brobo. Cette activité, menée par les femmes, leur confère une autonomie économique cruciale. Les revenus générés par la vente des poteries leur permettent de subvenir aux besoins de leurs familles, de payer la scolarité des enfants et de soutenir leurs époux, même en période de chômage. L’évolution des rôles économiques est un reflet direct des défis macro-économiques. Le déclin des cultures traditionnellement dominées par les hommes a indirectement revalorisé les activités traditionnellement féminines, modifiant ainsi les dynamiques de genre au sein de la famille. Cette situation illustre la capacité du peuple Ahaly à s’adapter et à redistribuer les rôles sociaux et économiques en réponse aux contraintes du marché.   

Tableau : Secteurs économiques et développement
Secteur économique Activités principales Problématiques associées Initiatives de développement
Agriculture Cultures de rente (café, cacao), puis cultures vivrières (igname) Effondrement des prix, impact environnemental de l’agriculture sur brûlis, pénurie de sols
Artisanat Production et commercialisation de céramique Production manuelle, vente locale et accès au marché limité Création de mutuelles d’artisanes, mise en valeur du savoir-faire
Infrastructures Pénurie d’eau potable, problèmes d’électricité et de santé Mutuelle de développement pour le peuple Ahaly (MUDEPA), Mutuelle des Cadres Ahaly pour le Développement de Brobo (MUCAD-Brobo)

Chapitre 8 : Les Initiatives de Développement Local

Face aux défis contemporains, les Ahaly ont su s’organiser en mobilisant leurs forces vives. La création de mutuelles de développement, telles que la MUDEPA et la MUCAD-Brobo, est une manifestation de cette prise en charge collective. Ces organisations, fondées par les « fils et filles » de la communauté, visent à résoudre les problèmes d’infrastructures de base, notamment l’accès à l’eau potable, à l’électricité, à l’éducation et aux soins de santé.  

Le fonctionnement de ces initiatives illustre un modèle de gouvernance hybride, où la tradition et la modernité ne s’opposent pas, mais se complètent. Les événements de lancement de ces mutuelles bénéficient de l’autorité morale des chefs traditionnels, tout en étant parrainés par des personnalités politiques et des officiels du gouvernement ivoirien. L’organisation de festivals culturels, comme le « Agwa festival Nanan Agni » à Brobo, en présence de ministres, démontre comment la culture et les traditions peuvent devenir des catalyseurs de développement et de cohésion sociale. L’émergence des « cadres », des professionnels issus de la communauté mais exerçant dans divers domaines, est particulièrement significative. Ils agissent comme un pont entre les valeurs de solidarité traditionnelles et la nécessité de mobiliser des ressources et des compétences modernes pour le bien-être de leur région.   

L’étude du peuple Ahaly, sous-groupe du grand ensemble Baoulé, révèle une identité à la fois enracinée et dynamique. L’analyse des données a permis de déconstruire l’image d’une culture monolithique pour mettre en lumière un peuple dont l’histoire et les structures sociales sont le résultat d’une adaptation constante aux circonstances. Leur double appartenance généalogique aux Agba et leur ancrage contemporain à Brobo témoignent d’une identité stratifiée. La fluidité de leur organisation sociale, comme le montre l’exemple des Kodè, prouve que les principes de filiation ne sont pas des règles immuables, mais des systèmes pragmatiques qui évoluent sous l’influence des interactions externes.

Sur le plan spirituel, le totémisme Ahaly, centré sur l’interdit plutôt que sur la vénération, agit comme un véritable code de conduite sociale. Économiquement, leur transition de l’agriculture de rente vers des activités diversifiées, dont la poterie, a non seulement assuré leur survie, mais a également conduit à une évolution des rôles de genre, les femmes devenant des actrices clés de la résilience familiale. Enfin, l’action collective, incarnée par les mutuelles de développement et la collaboration entre les chefs traditionnels et les cadres modernes, illustre une stratégie innovante pour faire face aux défis d’infrastructure.

Ce rapport conclut que les Ahaly ne sont pas de simples dépositaires d’une tradition figée, mais des acteurs résilients et pragmatiques de leur propre histoire, utilisant leur héritage pour forger un avenir. De futures recherches pourraient approfondir l’évolution spécifique du système de filiation chez les Ahaly et étudier l’impact à long terme de l’intégration des chefferies traditionnelles dans le cadre politique ivoirien.

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