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Daoukro au cœur de l’Iffou : Une analyse historique et culturelle de son rôle pour le peuple Baoulé de Côte d’Ivoire

Préface : Une Introduction à la complexité de l’identité Baoulé et le rôle des villes
La ville de Daoukro, chef-lieu de la région de l’Iffou et située au centre-est de la Côte d’Ivoire, se trouve au cœur du pays baoulé, une zone géographique majeure pour l’une des plus grandes ethnies du pays. Appartenant au grand groupe ethnique Akan, dont les origines remontent au royaume Ashanti de l’actuel Ghana, le peuple Baoulé a une histoire marquée par une migration fondatrice et une constante capacité d’adaptation. Le présent rapport examine en profondeur la place singulière de Daoukro dans l’histoire et l’identité de ce peuple. L’importance de Daoukro ne réside pas seulement dans sa fonction de capitale régionale, mais dans sa capacité à incarner une facette distincte de l’identité baoulé, façonnée par le pragmatisme économique, la tolérance sociale et un rôle politique contemporain unique. Contrairement à d’autres centres baoulé qui peuvent symboliser la tradition ou le pouvoir national, Daoukro représente un modèle vivant de la manière dont le peuple s’est adapté à la modernité, en intégrant de nouvelles influences tout en préservant son héritage.
Partie I : L’Ancrage Historique et Migratoire du Peuple Baoulé
1.1. L’Origine du Peuple : La Légende Fondatrice
L’histoire du peuple Baoulé est intrinsèquement liée à un événement mythique et fondateur : l’exode depuis le royaume Ashanti, situé dans le Ghana voisin. Au milieu du XVIIIe siècle, vers 1750, des dissensions internes au sein de la royauté Ashanti, liées à une guerre de succession, poussèrent un groupe dissident à fuir vers l’ouest, à la recherche de nouvelles terres. Ce groupe était mené par la princesse Abla Pokou, une figure légendaire et courageuse. L’histoire raconte que lors de leur longue et périlleuse fuite, ils arrivèrent sur les bords du fleuve Comoé, qui se révéla infranchissable.
Face à l’adversité, Pokou consulta son prêtre qui lui révéla qu’un sacrifice de la plus haute valeur était nécessaire pour apaiser le fleuve et garantir le passage de son peuple. Dans un acte d’héroïsme ultime et de dévotion à son peuple, la reine Pokou sacrifia son unique fils en le jetant dans le fleuve. Immédiatement, selon la légende, des hippopotames apparurent et formèrent un pont, permettant au peuple de traverser vers l’autre rive. Une fois en sécurité, elle aurait prononcé les mots « Ba ou li », qui signifient « l’enfant est mort », donnant ainsi son nom à ses descendants, le peuple Baoulé. Ce sacrifice symbolique est devenu le fondement de l’identité baoulé, marquant à la fois le deuil et une résilience inébranlable. La ville de Sakassou a d’ailleurs été désignée comme la capitale historique du royaume baoulé en mémoire de ce deuil.
1.2. La Dynamique Migratoire Post-Exode
Après leur exode, les Baoulé s’établirent sur le territoire situé entre les fleuves Bandama et Comoé. Si la première vague de migration fut motivée par la guerre, les mouvements de population ultérieurs furent principalement d’ordre économique. L’introduction et le développement des cultures de rente, en particulier le café et le cacao, devinrent un moteur majeur de la mobilité baoulé. Ce phénomène a donné naissance à une « mentalité cacaoyère », une quête de fortune à travers la culture de ces produits d’exportation. La rareté des terres fertiles dans les régions de savane poussa les populations à se déplacer constamment vers de nouvelles zones, notamment dans le sud-ouest forestier du pays, réputé idéal pour ces cultures.
La région de la « Boucle du Cacao », qui inclut Daoukro, illustre parfaitement cette dynamique migratoire complexe et évolutive. Initialement, les premières migrations vers cette zone furent stimulées par la recherche de gisements aurifères au XIXe siècle, puis par les perspectives de richesse offertes par les plantations de café et de cacao. Daoukro servit ainsi de pôle d’attraction pour de nombreux migrants baoulé, ainsi que pour d’autres populations, contribuant à son essor économique. Cependant, les données disponibles révèlent une transformation notable de ce rôle. Si Daoukro et sa région étaient des destinations de migration, elles sont aujourd’hui devenues des zones d’émigration, en raison de la saturation des terres et des problèmes agricoles. Ce changement de rôle, d’une zone d’accueil à une zone de départ, démontre une caractéristique fondamentale de la société baoulé : une adaptabilité et une résilience constantes face aux réalités économiques et démographiques, qui redéfinissent continuellement leur rapport au territoire.
Partie II : Daoukro : De la « Cuvette d’Or » à la Capitale Régionale
2.1. Les Racines de la « Cuvette d’Or » : Une Fondation Hétérogène
L’histoire de Daoukro n’est pas ancrée dans une légende sacrée comme celle d’Abla Pokou, mais dans une réalité plus pragmatique et économique. La fondation de la ville au XIXe siècle est liée à la découverte de gisements aurifères dans la région. Un campement fut établi par un chef de tribu Agni du nom de Kongo Lagou, qui était à la recherche d’or. Ce campement fut nommé « Lagoukro », signifiant « village de Lagou ». Au fil du temps, ce nom fut déformé pour devenir Daoukro.
Les premiers occupants de la zone étaient des Agni, mais la localité fut rapidement peuplée par un processus migratoire qui a vu la prédominance des Baoulé s’installer. Cette fondation multi-ethnique et cette origine matérielle, liée à la quête d’or, distinguent l’histoire de Daoukro de celle d’autres centres baoulé, soulignant son caractère de carrefour et son attractivité économique dès ses débuts.
2.2. L’Essor Économique et la Pluralité Religieuse
La richesse potentielle de la ville en gisements d’or et en terres propices aux cultures de rente a attiré des populations venues de tout le pays et des régions voisines. Daoukro a ainsi connu une immigration notable de populations mandingues originaires de Guinée et de Kong, qui ont apporté avec elles l’islam. Cette islamisation s’est déroulée de manière pacifique, marquant une coexistence harmonieuse entre les communautés musulmanes et les tenants des religions traditionnelles baoulé.
Cette présence d’un capital humain diversifié a non seulement enrichi le tissu social de la ville, mais a également fourni une main-d’œuvre essentielle pour les plantations de café et de cacao, contribuant ainsi de manière significative à son essor économique. Le développement du commerce, facilité par la présence de ces marchands mandingues, a fait de Daoukro un centre commercial florissant. Ce brassage ethnique et religieux a posé les bases d’une identité urbaine pluraliste, ce qui en fait un lieu de rencontre et d’échange.
2.3. L’Évolution Administrative et la Croissance Démographique
Le dynamisme de Daoukro est attesté par des documents historiques. L’explorateur Louis-Gustave Binger visita la localité en 1889, confirmant son existence à la fin du XIXe siècle. À l’époque coloniale, le caractère cosmopolite et l’intense activité commerciale de la ville lui ont valu le surnom de « Chicago » de la Côte d’Ivoire, en raison de son statut de plaque tournante où se mêlaient marchands, travailleurs et aventuriers.
Depuis l’indépendance, Daoukro a connu une croissance démographique remarquable, passant de 12 575 habitants en 1975 à 101 136 en 2021. L’érection de la ville en chef-lieu de région a favorisé l’implantation d’infrastructures administratives et modernes, renforçant son rôle de centre de services et d’échanges avec les campagnes environnantes.
Le surnom « Chicago », donné à Daoukro à l’époque coloniale, met en lumière un point crucial sur son importance pour les Baoulé. La ville n’est pas un lieu de pureté culturelle ou de légendes ancestrales, mais un creuset de populations et d’activités, un « prototype » de la modernité ivoirienne en raison de son caractère cosmopolite et de sa tolérance. Son origine, liée à la recherche de richesses matérielles, et son développement, propulsé par les migrations et le commerce, en font un symbole du pragmatisme et de la capacité du peuple Baoulé à s’adapter et à prospérer dans un environnement pluraliste. Daoukro représente ainsi une facette essentielle de l’identité baoulé : celle du dynamisme, de l’intégration et de la réussite économique.
Partie III : Le Rayonnement Politique et Culturel
3.1. Le Phare Politique Baoulé : Henri Konan Bédié et l' »Appel de Daoukro »
La ville de Daoukro est indissociable de la figure politique de l’ancien président Henri Konan Bédié. Ayant été maire de la ville en 1980, Bédié y a maintenu une forte influence. Cette connexion profonde a culminé avec un événement d’importance nationale : l' »Appel de Daoukro » du 17 septembre 2014.
Lors d’un discours qualifié de « sagesse » et de « raison, » Henri Konan Bédié a appelé ses militants à soutenir la candidature d’Alassane Ouattara, invitant au rassemblement pour la paix et la stabilité du pays. Cet appel a reçu l’adhésion des chefs traditionnels de la région de l’Iffou et d’un millier de chefs issus des 19 régions du « V Baoulé », démontrant le poids de l’autorité coutumière dans la sphère politique moderne. En choisissant sa ville natale comme lieu de cet appel, Bédié a transformé Daoukro en un symbole national de réconciliation et de sagesse politique. Daoukro est devenue un lieu où l’autorité traditionnelle et le pouvoir moderne se rejoignent, conférant à la ville un rôle politique contemporain de premier plan qui la distingue des autres centres baoulé.
3.2. Culte, Rituels et Spiritualité : Un Héritage Vivant
Le rayonnement de Daoukro s’étend également à la sphère culturelle et spirituelle. La ville accueille notamment le Festival international de la culture et des arts de Daoukro (FICAD), qui coïncide avec la période de Pâques, un moment de réunion familiale et de bilan annuel pour le peuple baoulé, connu sous le nom de « Paquinou ».
Les traditions baoulé sont un mélange de syncrétisme et de pragmatisme. Le masque Goli, par exemple, est un élément central du panthéon baoulé. D’origine Wan, un peuple voisin, le Goli a été intégré au panthéon baoulé et est considéré comme une divinité protectrice. Il joue un rôle crucial de régulateur social, purifiant l’espace et accompagnant les défunts. La spiritualité baoulé est souvent orientée vers des fins concrètes. Le culte des ancêtres est pratiqué, mais sans représentation physique, et la valeur des objets d’art réside dans leur utilité rituelle plutôt que dans leur esthétique.
Cette approche utilitaire de la spiritualité est incarnée par la « cuvette sacrée » de Famienkro, une localité de la région de Daoukro. Cet objet mystique, dont l’histoire remonterait à des siècles, est devenu un lieu de pèlerinage pour de nombreuses personnalités, qu’il s’agisse de politiciens, d’artistes ou de sportifs comme Laurent Pokou. Les visiteurs viennent y chercher une aide mystique pour la réalisation de leurs projets, en faisant des promesses et en revenant pour remercier une fois leurs vœux exaucés. Ce phénomène illustre un pragmatisme spirituel baoulé, où la croyance s’allie aux besoins contemporains. L’histoire de Daoukro, par l’existence de ces pratiques mystiques dans sa région, se positionne comme un haut lieu de cette spiritualité utilitaire et adaptative.
Partie IV : Daoukro en Perspective : Analyse Comparative avec Bouaké et Yamoussoukro
Pour comprendre pleinement l’importance de Daoukro, il est essentiel de la placer en perspective par rapport à d’autres centres urbains majeurs du pays baoulé : Yamoussoukro et Bouaké. Ces trois villes forment une triade symbolique, chacune incarnant une facette distincte de l’identité baoulé.
4.1. Yamoussoukro, la Capitale Politique et Historique
Yamoussoukro est la capitale politique officielle de la Côte d’Ivoire et le fief de l’ancien président Félix Houphouët-Boigny, considéré comme le chef de file politique du peuple Baoulé. Elle est également le centre du sous-groupe Akouè et un lieu d’importance culturelle pour son artisanat, notamment le tissage de pagnes traditionnels. Yamoussoukro représente ainsi le centre du pouvoir national, fondé sur l’héritage d’un leader charismatique et le prestige de la capitale.
4.2. Bouaké, la Capitale Économique et Artistique
Bouaké, l’une des villes principales où vivent la majorité des Baoulé, a joué un rôle de premier plan dans l’histoire des migrations internes, agissant comme un point de départ pour l’expansion du peuple. Sur le plan artistique, Bouaké est le berceau d’un style de sculpture distinctif, caractérisé par des formes « austères et dramatiques », qui témoigne de la diversité et de la richesse de l’art baoulé. Bouaké incarne le dynamisme migratoire, l’art et la force de la diaspora baoulé.
4.3. Le Rôle Unique de Daoukro
Daoukro se distingue de ces deux pôles en occupant une place unique. Alors que Yamoussoukro symbolise le pouvoir politique national et Bouaké le dynamisme migratoire et artistique, Daoukro représente le carrefour du commerce, de la tolérance et de la convergence entre l’autorité traditionnelle et la politique contemporaine. Son histoire de fondation économique, son caractère cosmopolite et son rôle de haut lieu de la spiritualité utilitaire en font un reflet du pragmatisme baoulé. L’importance de Daoukro réside dans sa capacité à se forger une identité propre, non pas sur le mythe ou l’histoire récente du pouvoir national, mais sur l’adaptation constante aux réalités économiques et sociales.
En examinant cette triade de villes, il devient clair que l’identité baoulé n’est pas confinée à un seul lieu, mais est répartie sur plusieurs centres, chacun contribuant à une facette différente de l’identité du peuple. Comprendre l’importance de Daoukro, c’est reconnaître comment son histoire unique de pragmatisme et d’intégration en fait un élément indispensable de cette identité plurielle.
| Yamoussoukro | Bouaké | Daoukro | |
| Origine | Fief de l’héritage d’Houphouët-Boigny, capitale politique | Centre de la migration post-exode, point de départ des déplacements internes | Fondation économique liée à l’or et aux cultures de rente |
| Rôle Politique | Capitale nationale, siège du pouvoir | Centre de l’organisation politique et sociale des sous-groupes | Lieu de l' »Appel » d’Henri Konan Bédié, symbole de sagesse politique |
| Rôle Économique | Carrefour politique et agricole | Plaque tournante des migrations vers les zones de culture du cacao | Carrefour commercial historique, surnommé « Chicago » |
| Rôle Culturel | Centre du sous-groupe Akouè, reconnu pour l’artisanat du pagne | Centre artistique avec un style de sculpture « austère et dramatique » | Centre de la spiritualité pragmatique (cuvette sacrée) et de la tolérance ethnique |
Conclusion : Daoukro, Miroir de la Nation Baoulé
L’analyse détaillée de l’histoire et du rôle de Daoukro révèle sa place unique et indispensable au sein de la nation baoulé. Contrairement à l’histoire fondatrice basée sur un sacrifice mythique, l’histoire de Daoukro est celle du pragmatisme et de l’adaptation. Née de la recherche de richesses, la ville a prospéré en tant que carrefour commercial cosmopolite, intégrant des populations de diverses origines et religions.
L’importance de Daoukro ne réside pas dans la préservation d’une tradition immuable, mais dans son rôle de laboratoire de la modernité baoulé. La ville est un lieu de convergence où les chefs traditionnels influencent la politique nationale, où la spiritualité sert des fins contemporaines et où l’intégration ethnique est une réalité quotidienne. Daoukro se positionne comme un modèle de résilience et d’adaptation. Son histoire est le reflet de celle du peuple Baoulé lui-même : une histoire façonnée par le mouvement, la capacité à fusionner les héritages et à s’épanouir dans un monde en constante évolution. L’importance de Daoukro pour le peuple Baoulé réside donc dans sa capacité à être un miroir du dynamisme et de la complexité de leur identité moderne.




