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Les Gôly (Kôdê) : Étude Monographique d’un Sous-groupe du Peuple Baoulé de Côte d’Ivoire

Préface : Objet et Contexte de l’Étude

Introduction : Définition et Pertinence du Sujet

Le peuple Gôly, également désigné sous le nom de Kôdê, est un sous-groupe du peuple Baoulé, l’une des plus grandes ethnies de Côte d’Ivoire et un membre éminent du grand groupe ethnique Akan. L’identité des Gôly est ancrée dans des régions spécifiques du centre de la Côte d’Ivoire, notamment dans la préfecture de Béoumi et la sous-préfecture de Bodokro, où le canton de Gôly est particulièrement présent. Leurs traditions, et en particulier le culte du Goli qui leur est intrinsèquement lié, sont des manifestations vivantes de leur histoire, de leur cosmologie et de leur organisation sociale. Cette étude monographique vise à offrir une analyse exhaustive et nuancée de ce sous-groupe, en explorant les dynamiques historiques, culturelles, sociales et artistiques qui définissent son identité unique.  

L’élaboration de ce rapport s’appuie sur une approche de recherche pluridisciplinaire. Elle intègre des données et des perspectives issues de l’anthropologie pour comprendre l’organisation sociale et les rituels, de l’histoire pour retracer les mouvements de population et les influences, de l’ethnologie pour analyser les pratiques culturelles, et de l’analyse artistique pour décrypter le symbolisme des masques et des textiles. L’objectif est de synthétiser des informations provenant de sources variées pour dresser un tableau cohérent et détaillé du peuple Gôly, en identifiant les convergences et les divergences dans la documentation pour aboutir à une compréhension plus approfondie.   

Chapitre 1 : Origines, Ancrage Géographique et Dynamiques Interculturelles

1.1 Les Baoulé : Fondateurs et Contexte Historique

L’histoire des Gôly est indissociable de celle du peuple Baoulé dans son ensemble. Les Baoulé sont originaires du royaume Ashanti, situé dans le Ghana actuel, qu’ils ont quitté vers 1750. Ce périple est conduit par la reine Abla Pokou, une figure fondatrice dont la légende est au cœur de l’identité baoulé. Le nom « Baoulé » proviendrait de l’expression « Baouli », signifiant « l’enfant est mort », en référence au sacrifice que la reine dut faire de son propre fils pour permettre à son peuple de traverser un fleuve en sécurité. Après cette migration, les Baoulé se sont établis dans la région centrale de la Côte d’Ivoire, principalement entre les fleuves Bandama et Comoé, dans des villes devenues emblématiques comme Bouaké et Yamoussoukro.   

1.2 Les Gôly (Kôdê) : Ancrage et Spécificités Locales

Au sein du peuple Baoulé, les Gôly se distinguent par un ancrage géographique précis et certaines particularités linguistiques et culturelles. Ils sont majoritairement présents dans la préfecture de Béoumi et la sous-préfecture de Bodokro. Bien qu’ils fassent partie de l’ethnie Baoulé, les Gôly (ou Kôdê) ont développé des spécificités qui les différencient, comme un accent distinct et un vocabulaire qui emprunte des termes à leurs voisins, les Gouro et les Wan. Cette observation souligne une identité façonnée par l’interaction avec d’autres cultures, une caractéristique qui se manifeste de manière plus significative encore dans l’adoption du culte du Goli.   

1.3 La relation avec les Wan : une fusion culturelle proactive

L’un des traits les plus frappants de la culture Gôly-Baoulé est l’origine externe de leur danse la plus célèbre et la plus dominante : le culte du Goli. Le Goli n’est pas une création baoulé, mais a été emprunté à leurs voisins, le peuple Wan, dont ils se sont établis à proximité. Cette adoption s’est produite au début du XXe siècle, entre 1900 et 1910, une période qui coïncide avec les perturbations sociales et politiques causées par le colonialisme européen.   

Cette acculturation ne doit pas être interprétée comme un simple emprunt, mais comme une stratégie proactive de résilience culturelle. Les Baoulé, un peuple caractérisé par une grande mobilité et une capacité à intégrer des influences externes , ont fait du Goli une divinité protectrice et un « fétiche » (   

Amouin). En période de crise et de déstabilisation, le Goli a pu servir à cimenter l’unité et la solidarité du peuple Baoulé. Le fait que cette danse ait progressivement remplacé toutes les autres formes traditionnelles pour devenir la danse masquée dominante illustre sa fonction de catalyseur identitaire, fournissant un nouveau cadre rituel pour réaffirmer la cohésion sociale face aux menaces extérieures. La pérennisation de cette tradition, devenue une marque identitaire des Gôly de la région de Béoumi, est la preuve de son succès en tant qu’instrument d’intégration et de protection.   

Chapitre 2 : Cosmologie et Structure Sociale Baoulé

2.1 La cosmologie en trois règnes

La vision du monde Baoulé est structurée en trois domaines cosmiques distincts. Au sommet se trouve le domaine de Nyamien, le Dieu créateur qui est considéré comme intangible et inaccessible. Vient ensuite le monde terrestre, qui est le domaine des êtres humains, des animaux et des plantes, mais aussi de puissants êtres surnaturels connus sous le nom d’   

amuen ou asie usu, qui résident dans les forêts, les rivières et les montagnes. Enfin, il y a le    

blolo, le monde de l’au-delà, où résident les esprits des ancêtres et les esprits-conjoints, figures essentielles pour la vie spirituelle des Baoulé.  

Le Goli est directement intégré dans cette cosmologie complexe. Il est honoré en tant que le fils de Nyamien, le dieu du ciel , et est considéré comme l’une des plus grandes divinités protectrices de la catégorie des    

Amouins. Sa présence dans les rituels établit un lien direct entre le monde visible et les entités invisibles et spirituelles.   

La société Baoulé est traditionnellement organisée autour de chefferies de village, assistées de notables et d’un conseil d’anciens. Une caractéristique notable est la nature matrilinéaire de la transmission de l’héritage dans de nombreuses communautés. Les droits des femmes sont considérés comme sacrés dans l’organisation politique, qui est décrite comme matriarcale.   

Toutefois, une analyse approfondie des rituels du Goli révèle une dynamique plus complexe et nuancée concernant les rôles de genre. Si le Goli est présenté comme le fils du dieu du ciel et qu’il inclut des masques représentant le principe féminin (le masque Kpan, la « mère » ), le culte lui-même est strictement masculin. Le masque le plus sacré, le Goli Glin, ne peut en aucun cas être vu par les femmes lors de ses sorties sous peine de mort. Cette dualité apparente suggère que le culte du Goli n’est pas une simple réplique de la structure sociale, mais plutôt un espace rituel où la hiérarchie et les rôles de genre sont délibérément mis en scène et réaffirmés. Les masques, en tant qu’esprits de la brousse, représentent un domaine de pouvoir distinct de celui du village, qui relève de la matrilinéarité. Le Goli pourrait ainsi servir de sanctuaire rituel pour les hommes, leur permettant de maintenir une sphère de pouvoir sacré et d’autorité exclusive, tout en reconnaissant symboliquement la primauté du principe féminin à travers la figure du masque Kpan.   

Chapitre 3 : Le Culte du Goli : Danse, Masques et Symbolisme Profond

3.1 Typologie et Hiérarchie des Masques

Le culte du Goli est une performance qui met en scène un ensemble hiérarchique de masques, souvent perçus comme une famille spirituelle. Ils sont la manifestation de divinités ou de forces supranaturelles et leur apparition suit un ordre précis lors des cérémonies.   

Tableau : Les masques Goli et leurs rôles familiaux
Masque Rôle familial Description physique Fonction rituelle / Symbolisme
Goli Glin Le père Masque-heaume en bois, tête de buffle, cornes d’antilope bongo. Corps recouvert de fibres végétales. Le plus sacré et le plus redouté. Protecteur du village, accompagne les défunts dans l’au-delà et règle les conflits.
Kpan La mère Visage humain aux traits fins et scarifications, parfois peint en rouge. Masque protecteur associé à la fécondité et à la maternité. Les femmes peuvent l’entourer et danser avec lui.
Kplé Kplé Le dernier fils Masque facial circulaire à deux cornes. Le mâle est noir ou rouge et la femelle rouge ou noire (selon les sources). Premier à apparaître lors des cérémonies, porté par de jeunes hommes. Il annonce l’arrivée des masques plus importants.
Kouassi Gbé Le grand fils Visage circulaire, cornes d’antilope, yeux globuleux. Messager du Goli Glin, chargé de rapporter les événements du village.
Gbakla Gboko Le deuxième fils Masque zoomorphe avec cornes d’antilope. Représente ses parents lors des funérailles de personnes ordinaires et offre du réconfort.

3.2 Le Déroulement Cérémoniel et l’Expérience Rituelle

Une cérémonie du Goli est une affaire d’une journée entière, impliquant l’ensemble du village. Elle débute par des rituels mystiques dans la forêt sacrée, où le danseur, un initié, entre dans un état de transe hypnotique. Des libations sont faites et les esprits des ancêtres sont invoqués pour obtenir leur protection.   

La prestation des masques est une séquence chorégraphique codifiée. Le masque ne parle jamais, mais il communique à travers son mouvement et les chants qui l’accompagnent. Le costume du danseur est fait de matières naturelles telles qu’une cape en peau d’antilope, des fibres de feuilles de palmier, et des fibres de raphia. Ces costumes sont recréés à chaque performance et ne sont pas stockés ou conservés, ce qui renforce le caractère unique et éphémère de chaque rituel. Le danseur, qui opère pieds nus sur des gravillons, est accompagné d’un groupe de musiciens qui utilisent des instruments traditionnels, comme le cor pour avertir le masque des pièges sur son chemin.   

Chapitre 4 : L’Art Gôly-Baoulé : Statuaire et Textiles

4.1 La Statuaire Baoulé : des Esprits aux Masques de Portrait

L’art Baoulé est internationalement reconnu pour sa finesse et son réalisme, ayant même influencé des artistes modernes comme Picasso et Fernand Léger. La statuaire baoulé se divise en plusieurs catégories distinctes, notamment les statues    

asie usu et waka sran, qui ne représentent pas les ancêtres mais servent de réceptacles pour les esprits de la brousse ou les esprits-conjoints de l’au-delà (blolo). Le sculpteur, quant à lui, ne transmet pas son métier de manière héréditaire ; il s’agit d’une vocation personnelle ou d’un appel qui se manifeste souvent par un rêve ou une crise de possession.   

Le pagne tissé, ou wawlé tanni, est un artisanat central de la culture Baoulé. Ce tissu est traditionnellement fabriqué à la main en assemblant de fines bandes de coton tissé. Chaque pagne est une œuvre d’art unique, avec des motifs complexes et des couleurs variées, souvent dominées par le blanc et le noir.   

Les motifs et les couleurs du pagne Baoulé ont une signification profonde. Au-delà de leur fonction esthétique, ils servent de support pour raconter des histoires, transmettre des proverbes, exprimer le statut social, la sagesse, et la richesse de celui qui le porte. Cette dimension socio-culturelle est un aspect essentiel du pagne, qui est porté lors de cérémonies traditionnelles, de mariages, et d’autres occasions spéciales. L’État ivoirien a d’ailleurs reconnu la valeur de ce savoir-faire en lançant le processus d’obtention d’une Indication Géographique Protégée (IGP) pour le pagne Baoulé , attestant de son importance culturelle et économique.   

Chapitre 5 : Défis de la Pérennisation et Modernité

5.1 La Mutation du Sacré au Spectacle

Le culte du Goli est confronté à un défi majeur : la pérennité de ses traditions. Autrefois exclusivement sacré et réservé à des cérémonies spécifiques, le Goli est de plus en plus souvent pratiqué comme un spectacle de divertissement ou une attraction touristique. Cette transformation du rituel est une réponse aux menaces qui pèsent sur la tradition elle-même. Les troupes de danse se font de plus en plus rares, et les plantes nécessaires à la confection des costumes, telles que les feuilles de palmier et le raphia, sont menacées de disparition en raison de la conversion des forêts en plantations de café et de cacao.   

Cette évolution vers une forme de divertissement commercialise le rituel, altérant potentiellement sa signification profonde et sa dimension sacrée. Cependant, cette adaptation peut aussi être vue comme une stratégie de survie. En devenant une attraction touristique ou l’objet de festivals, le Goli génère de l’intérêt et des revenus, ce qui peut inciter les jeunes générations à maintenir la pratique vivante. Le fait qu’il y ait un « Festival Goli de Béoumi » montre que la communauté cherche des moyens de préserver et de valoriser sa culture, même si cela implique d’en modifier le cadre traditionnel.   

5.2 Initiatives de Sauvegarde et Enjeux d’Avenir

Face à ces menaces, plusieurs initiatives sont en cours pour préserver le patrimoine Gôly. Des projets de reboisement sont proposés pour protéger les espèces végétales essentielles à la confection des costumes. Parallèlement, le rôle de la technologie est envisagé comme un outil d’archivage et de transmission. Des projets de documentaires en réalité virtuelle cherchent à capter et à immortaliser les rituels du Goli, offrant ainsi une nouvelle voie pour l’éducation et la transmission aux jeunes générations. Cette approche novatrice vise à créer un pont entre le patrimoine immatériel et les technologies modernes, assurant que ces savoirs ancestraux ne se perdent pas. L’enjeu est de taille : il s’agit de trouver un équilibre entre la préservation de l’authenticité culturelle et l’adaptation nécessaire à la modernité, afin que les communautés locales gardent le contrôle de leur propre héritage.   

Conclusion et Recommandations

En conclusion, l’identité du peuple Gôly (Kôdê) se révèle être un amalgame riche et dynamique de traditions baoulé et d’influences externes, notamment celle du peuple Wan. Leur histoire est celle d’une migration fondatrice et d’une intégration culturelle qui a permis au culte du Goli de devenir un pilier de leur identité, un instrument de régulation sociale et de protection spirituelle. Le Goli est un miroir de la cosmologie baoulé, un rituel complexe qui met en scène une famille de masques aux rôles distincts et symboliques. La tension apparente entre le statut social élevé des femmes baoulé et leur exclusion de certains aspects du culte du Goli illustre une structure sociale où les domaines de pouvoir féminin et masculin sont distincts mais interdépendants.

Cependant, le Goli et d’autres traditions Gôly-Baoulé font face à des menaces de disparition liées à la raréfaction des ressources naturelles et au manque de praticiens. La transformation du rituel en un spectacle touristique, bien que controversée, représente une stratégie de survie, car elle maintient la visibilité et l’intérêt pour cette culture.

Pour assurer la pérennité de ce patrimoine, des recommandations s’imposent :

  1. Encourager le dialogue intergénérationnel pour transmettre oralement et pratiquement les connaissances rituelles et artisanales aux jeunes.
  2. Soutenir les initiatives économiques et culturelles, comme l’IGP pour le pagne tissé Baoulé, qui valorisent l’artisanat local et génèrent des revenus pour les communautés.
  3. Appuyer les projets de conservation et d’archivage, notamment via les technologies numériques, pour documenter les rituels et les savoir-faire menacés.
  4. Promouvoir des projets de reboisement pour assurer la disponibilité des matières premières essentielles aux pratiques culturelles.

L’objectif final est de trouver un équilibre durable entre l’authenticité d’une tradition sacrée et les exigences de la modernité, permettant au peuple Gôly de continuer à raconter son histoire à travers ses masques et ses tissages.

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